Mars, ne fonctionnant pas sur les mêmes rythmes que la Terre, n’accorda que peu d’attention à l’Envoy et au Champion. C’étaient des événements trop récents pour avoir une signification – si les Martiens avaient eu des journaux, une édition tous les siècles terrestres eût été amplement suffisante. Le contact avec d’autres races n’était rien de nouveau pour les Martiens ; c’était déjà arrivé, cela arriverait encore. Lorsqu’une nouvelle race avait été totalement gnoquée, alors (dans un millier d’années terrestres) il serait temps d’agir, s’il en était besoin.
Sur Mars, le dernier événement d’importance était d’un tout autre ordre. Les Anciens désincarnés avaient, négligemment, pris la décision d’envoyer le petit humain pour gnoquer ce qu’il pouvait de la troisième planète, puis avaient tourné leur attention vers des questions plus sérieuses. Peu avant, environ à l’époque du Terrien César Auguste, un artiste Martien avait composé une œuvre d’art. Appelez-la poème, symphonie musicale ou traité de philosophie – c’était une suite d’émotions disposées selon une nécessité inéluctable et tragique. Peu importe dans quelle catégorie on la place, car un humain ne pourrait la comprendre que dans le sens où un aveugle de naissance peut se faire expliquer un coucher de soleil. Le point important était que l’artiste s’était accidentellement désincarné avant d’avoir achevé son chef-d’œuvre.
La désincarnation subite était rare sur Mars, car les goûts martiens en la matière exigeaient que la vie soit un tout accompli, dans lequel la mort physique intervenait à l’instant approprié, préalablement choisi. L’artiste toutefois était si préoccupé qu’il en avait oublié de rentrer lorsqu’il se mit à faire froid. Lorsqu’on remarqua son absence, c’était tout juste si son corps était encore mangeable. Il n’avait même pas remarqué qu’il se désincarnait, et avait continué à composer son œuvre.
L’art martien peut se diviser en deux catégories : celui créé par les adultes vivants, un art vigoureux, primitif et souvent révolutionnaire – et celui des Anciens, généralement conservateur, extrêmement complexe, et d’une technique infiniment plus exigeante. Ces deux sortes d’art étaient jugées séparément.
Selon quels critères fallait-il juger cette œuvre ? Elle jetait un pont entre l’incarné et le désincarné ; sa forme définitive lui avait été donnée par un Ancien – et pourtant l’artiste, avec le détachement commun aux artistes de tous les temps et de tous les lieux, avait continué à travailler comme s’il avait encore été incarné. S’agissait-il d’une nouvelle forme d’art ? Était-il possible de produire d’autres œuvres de cette sorte en désincarnant par surprise les artistes au cours de leur travail ? Les Anciens ruminaient ces possibilités passionnantes depuis des siècles, et les Martiens incarnés attendaient impatiemment leur verdict.
La question était d’autant plus importante qu’il s’agissait d’un art, dans le sens terrien du mot, religieux, et d’une grande portée émotionnelle : l’œuvre décrivait la rencontre entre les Martiens et les habitants de la cinquième planète, événement qui avait pris place il y a fort longtemps mais qui avait gardé pour les Martiens l’importance qu’une certaine crucifixion a conservée pour les humains après deux millénaires. Les Martiens avaient donc rencontré les habitants de la cinquième planète, les avaient complètement gnoqués, puis étaient passés à l’action ; il ne restait plus que les ruines de quelques astéroïdes, mais les Martiens continuaient à chérir et à louer le peuple qu’ils avaient détruit. Cette nouvelle œuvre d’art était une tentative entre bien d’autres afin de gnoquer cette expérience dans toute sa complexité et dans toute sa beauté. Mais avant de pouvoir la juger, il fallait gnoquer selon quels critères la juger.
C’était un problème joliment ardu.
Sur la troisième planète, Valentin Smith n’était pas concerné par ce problème brûlant – il en ignorait l’existence. Son tuteur Martien et les frères de ce dernier ne l’avaient pas nargué avec des choses qui n’étaient pas à sa portée. Smith connaissait la destruction de la cinquième planète de même que tout écolier humain entend parler de la bataille de Troie ou de Plymouth Rock, mais on ne lui avait jamais montré des œuvres d’art qu’il eût été incapable de gnoquer. Il avait eu droit à une éducation unique, infiniment supérieure à celle de ses petits, infiniment inférieure à celle d’un adulte ; son tuteur et les Anciens qui le conseillaient s’étaient passagèrement intéressés aux facultés de ce petit étranger. Les résultats leur en avaient appris davantage sur la race humaine que celle-ci n’en savait elle-même, car Smith avait sans difficulté gnoqué bien des choses que les humains ignorent.
Pour le moment, Smith était heureux. Il avait acquis un nouveau frère d’eau en la personne de Jubal, ainsi que de nombreux amis et vivait des expériences kaléidoscopiques si nombreuses que, n’ayant pas le temps de les gnoquer toutes, il les mettait en réserve pour les revivre lorsqu’il en aurait le loisir.
Son frère Jubal lui dit qu’il gnoquerait plus rapidement ce lieu étrange et beau s’il apprenait à lire. Il y consacra donc une journée entière ; Jill lui montrait les mots et les prononçait. Ce fut pour lui un sacrifice énorme, car il dut ce jour-là renoncer à la piscine – et nager (une fois qu’il se fut mis dans la tête que c’était permis) était non seulement délicieux, mais lui procurait une extase religieuse presque insupportable. Si Jill et Jubal ne l’avaient pas exigé, il ne serait jamais sorti de la piscine.
Comme il n’était permis de nager que le jour, il lisait toute la nuit. Il parcourait l’Encyclopedia Britannica et, en guise de dessert, feuilletait les ouvrages médicaux et juridiques de Jubal. Son frère Jubal le vit plongé dans un de ces livres, et l’interrogea sur ce qu’il avait lu. Cela fit penser Smith aux tests que les Anciens lui faisaient passer, et il répondit avec beaucoup de soin. Son frère parut troublé par ses réponses et il s’enfonça dans la méditation – il était certain d’avoir répondu avec les mots du livre, bien qu’il ne les gnoquât pas tous.
Mais il préférait de loin la piscine, surtout quand Jill, Myriam, Larry et les autres y étaient. Il n’apprit pas tout de suite à nager, mais découvrit qu’il pouvait faire une chose dont ils étaient incapables. Il descendit au fond et y resta plongé dans l’extase – ils l’en sortirent avec une telle hâte qu’il faillit se retirer en lui-même, mais heureusement il gnoqua qu’ils ne lui voulaient que du bien.
Par la suite, il fit une démonstration pour Jubal, et resta délicieusement longtemps au fond. Il voulut également l’apprendre à son frère Jill – mais cela la troublait trop, et il y renonça. C’était la première fois qu’il se rendait compte qu’il pouvait faire, des choses dont ils étaient incapables. Il y réfléchit longuement, tentant d’en gnoquer toutes les implications.
Smith était heureux ; Harshaw ne l’était pas. Il ne changea rien à son mode de vie, et ne fit pas de plans pour Smith : ni programme d’études ni examens médicaux réguliers. Seule Gillian supervisait ses activités – trop, au goût de Harshaw, qui n’aimait pas que l’éducation des mâles fût confiée à des femelles.