En fait, Gillian ne faisait guère plus que lui apprendre à se tenir en société. Il mangeait à table maintenant, s’habillait seul, se conformait aux coutumes fort libres de la maisonnée, et imitait tout comme un singe. La première fois qu’il mangea avec les autres, il ne se servit que de la cuiller et Jill dut lui couper sa viande. Dès la fin du repas, il essayait de faire comme les autres. Et le lendemain, il imitait avec précision les façons de faire de Jill, y compris les maniérismes superflus.
Harshaw ne fut jamais tenté de conduire une « expérience » Smith, avec contrôles réguliers, mesures et courbes de progrès, même lorsqu’il eut découvert que Smith avait appris tout seul à lire à une vitesse électronique et se souvenait de tout. Harshaw avait l’arrogante humilité d’un homme qui en sait suffisamment pour être conscient de sa profonde ignorance ; il ne voyait pas l’utilité de « mesurer » des choses dont il ignorait la nature.
Certes, Harshaw prenait plaisir à voir cet animal unique devenir la copie conforme d’un être humain, mais il n’était pas vraiment heureux.
De même que le secrétaire général Douglas, il attendait que la bombe explosât.
Ayant été contraint d’agir parce qu’il s’attendait à être attaqué, cela l’ennuyait fort qu’il ne se passât rien. Nom d’une pipe, les flics fédéraux étaient-ils stupides au point de ne pas pouvoir retrouver la trace d’une petite inconsciente traversant le pays avec un « cadavre » dans une voiture qui n’était même pas à elle ? Ou bien ne se manifestaient-ils pas, mais surveillaient-ils discrètement son château fort ? Cette idée le faisait bondir, et lui répugnait autant que si le gouvernement avait ouvert son courrier.
Et qui sait s’il ne le faisait pas ! Le Gouvernement ! Trois quarts de parasites et un quart d’idiots et d’incapables. Oh, Harshaw admettait que l’homme, animal social, ne pouvait se passer d’un gouvernement – pas plus qu’un individu ne peut échapper à l’esclavage de la digestion. Mais un mal nécessaire n’en devient pas pour autant un bien. Qu’ils aillent se faire… !
Il était possible, probable même, que l’administration savait où se trouvait l’Homme de Mars et s’abstenait volontairement d’intervenir.
Jusqu’à quand ? Et jusqu’à quand sa « bombe » serait-elle utilisable ?
Et où diable était ce jeune imbécile de Ben Caxton ?
Jill Boardman le tira de ces pensées excédantes. « Jubal ?
— Hein ? Ah, c’est vous, les beaux yeux. Désolé, j’étais préoccupé. Asseyez-vous. Vous buvez quelque chose ?
— Non merci. Jubal… je suis inquiète.
— C’est normal. C’était un joli plongeon. Vous devriez recommencer. »
Jill se mordit les lèvres ; elle ressemblait à une adolescente prise en faute. « Non, écoutez-moi, Jubal ! Je suis terriblement inquiète.
— Séchez-vous, dans ce cas. Le vent est un peu frais.
— Je n’ai pas froid. Jubal… Cela vous ennuierait que je laisse Smith ici ? »
Jubal leva un sourcil. « Certainement pas. Les filles prendront soin de lui. Vous partez ? » Elle évita son regard. « Oui.
— Hum… Vous êtes la bienvenue ici, vous savez. Mais si vous le désirez vraiment…
— Mais je ne le désire pas !
— Eh bien alors, restez.
— Je ne peux pas !
— Playback, s’il vous plaît. Je n’ai pas suivi.
— Comprenez-moi, Jubal. J’adore vivre ici, et vous avez été adorable avec nous. Mais je ne peux pas rester. Il faut que j’aille à la recherche de Ben. »
Harshaw dit un mot fort grossier, puis : « Et comment comptez-vous faire ? »
Elle fit la moue. « Je ne sais pas. Mais je ne peux pas rester à paresser au soleil quand Ben a disparu.
— Voyons, Gillian. Ben est un grand garçon. Vous n’êtes pas sa mère – ni sa femme, d’ailleurs. À quel titre voulez-vous agir ainsi ? »
Jill tortilla un brin d’herbe entre ses doigts de pied. « Je sais que je n’ai aucun droit sur lui, mais je sais. Je sais que si j’avais disparu… Ben me chercherait jusqu’à ce qu’il m’ait trouvée. Par conséquent, je dois aller à sa recherche ! »
Jubal maudit tous les dieux responsables des folies humaines puis lui dit : « Bien, bien. Essayons de mettre un peu de logique dans tout cela. Avez-vous l’intention de faire appel à des détectives ? »
Elle prit un air malheureux. « Je suppose que c’est ce qu’il faut faire. Ils prennent cher ?
— Très. »
Jill sentit sa gorge se serrer. « Est-ce que… est-ce qu’ils me laisseraient payer par mensualités ?
— Ils n’acceptent que les paiements cash d’avance. Allons, mon enfant, ne soyez pas triste. Je n’ai soulevé cette question qu’afin d’en disposer. J’ai déjà fait appel aux meilleurs qui existent. Il me paraît donc inutile que vous vous endettiez pour en engager de moins bons.
— Vous ne me l’aviez pas dit !
— Cela me paraissait inutile.
— Mais Jubal… qu’ont-ils trouvé ?
— Rien, admit-il, il m’a donc paru superflu de vous désespérer en vous le disant. » Jubal se renfrogna. « Au début, je pensais que vous vous inquiétiez inutilement, et que Kilgallen avait raison. Mais j’ai changé d’avis. Ce benêt de Kilgallen a effectivement reçu un message de Ben : mon détective l’a vu, photographié, et a vérifié qu’il avait bien été envoyé.
— Mais pourquoi Ben ne m’a-t-il rien envoyé ? dit Jill avec surprise. Cela ne lui ressemble pas. Ben est très attentionné. »
Jubal réprima un gémissement. « Voyons, Gillian, faites fonctionner votre cervelle. Le fait qu’il y ait marqué “Cigarettes” sur un paquet ne prouve pas qu’il en contienne. Vous êtes arrivée ici vendredi. Le message a été envoyé jeudi, donc la veille, à 10 h 34, du bureau Paoli de Philadelphie. La réception a été instantanée : le bureau de Ben a son propre téléscripteur. Et pourquoi Ben aurait-il envoyé un message imprimé à son propre bureau, pendant les heures de travail, au lieu de téléphoner ?
— Cela me paraît curieux en effet… Il aurait été plus simple de téléphoner.
— Sans doute. Mais vous n’êtes pas Ben. Je pourrais vous donner une douzaine de raisons : pour éviter les malentendus, pour en conserver une trace – peut-être à des fins juridiques –, pour envoyer un message différé. Bref, Kilgallen n’a pas trouvé cela curieux. Après tout, si Ben a fait les frais d’un récepteur, c’est pour s’en servir.
« Toutefois, continua Jubal, à en croire le message, Ben se serait trouvé jeudi à 10 h 30 à Paoli. Or, Jill, le message n’a pas été envoyé de Philadelphie.
— Mais comment…
— Un moment. On peut ou bien déposer les messages à une poste ou bien les téléphoner. S’ils sont déposés directement, on peut faire transmettre en fac-similé un texte écrit à la main ou du moins la signature. Par contre, si on les téléphone, ils sont dactylographiés avant d’être transmis.
— Je savais cela.
— Et cela ne vous suggère rien, Jill ?
— Euh… Jubal, je suis trop inquiète pour être capable de penser.
— Cessez de battre votre coulpe. Moi non plus, je ne me serais pas méfié. Mais le détective qui travaille pour moi est un individu particulièrement méfiant. Il est allé à Paoli, muni d’un message fabriqué d’après la photo prise clandestinement sous le nez de Kilgallen – et de papiers lui donnant l’identité de ce même Kilgallen, qui était le destinataire du message. Et là, avec son regard sincère et ses façons paternelles, il a réussi à tirer d’une jeune employée des renseignements que normalement elle n’aurait dû divulguer que devant un tribunal, et sous serment ; c’est bien triste. En général, elle ne se souvient de rien ; les messages entrent par ses oreilles, ressortent par ses doigts et ne laissent d’autre trace que les microfilms conservés dans les archives. Mais il se trouve que cette dame est une fanatique de Ben – elle lit ses articles tous les soirs. Ce qui, soit dit en passant, est un vice hideux…» Jubal cligna des yeux. « La suivante ! »