— Et ce n’est pas fini mon chou, Smith hérite de tout l’équipage.
— Hein ?
— Ils avaient signé un contrat de « Gentlemen-Aventuriers » rendant chaque membre de l’expédition – ainsi que ses héritiers – héritier de tous les autres. Le contrat fut établi très soigneusement, sur des modèles des XVIe et XVIIe siècles, et il s’est révélé inattaquable. Ce n’étaient pas des gens de rien, et l’ensemble de leurs possessions est fort respectable. Il y a entre autres un bon paquet d’actions de la Lunar, en plus de celles de Brant. Smith a peut-être la majorité, ou du moins une tranche importante. »
Jill pensa à la créature enfantine et touchante qui avait partagé un verre d’eau avec elle, et en eut pitié. Caxton continua : « J’aimerais pouvoir jeter un coup d’œil sur le livre de bord de l’Envoy. Ils l’ont retrouvé, mais je doute qu’ils le publient jamais.
— Pourquoi, Ben ?
— C’est une sale histoire. Voilà ce que j’ai appris avant que mon informateur ne reprenne ses esprits : le docteur Ward Smith accoucha sa femme par césarienne – elle mourut sur la table d’opération. Ce qu’il fit ensuite prouve qu’il savait de quoi il retournait ; avec le même bistouri, il coupa la gorge du capitaine Brant, puis se suicida… Désolé, chérie. »
Jill réprima un frisson. « Je suis infirmière. J’ai l’habitude.
— Vous mentez, Jill, mais je ne vous en aime que davantage. J’ai été trois ans dans la police, et je sais qu’on ne s’habitue pas.
— Et qu’est-il arrivé aux autres ?
— Si les bureaucrates restent assis sur ce livre de bord, nous ne le saurons jamais. Mais je suis un petit journaliste naïf qui pense que le secret mène à la tyrannie.
— Il vaudrait peut-être mieux qu’ils lui fauchent son héritage. Il est très… candide.
— C’est sûrement le mot qui convient. Et il n’a pas besoin d’argent. L’Homme de Mars ne mourra jamais de faim. Tous les gouvernements du monde, sans compter mille universités et instituts divers ne demanderaient pas mieux que de l’inviter.
— S’il renonçait à ses droits, cela lui faciliterait la vie.
— Ce n’est pas si simple, Jill. Vous vous souvenez du célèbre procès de la General Atomics contre Larkin ?
— Ah oui, la Décision de Larkin. Je l’ai étudiée au lycée, comme tout le monde. Mais qu’est-ce que cela a à voir avec Smith ?
— Souvenez-vous. Les Russes envoyèrent un premier navire sur la Lune ; il s’écrasa. Ensuite, les États-Unis et le Canada unirent leurs efforts – leur navire revient mais ne laisse personne sur la Lune. Puis, tandis que les États-Unis et le Commonwealth se préparent à envoyer quelques colons sous l’égide de la Fédération, et que la Russie fait de même de son côté, la General Atomics les devance grâce à un navire lancé d’une île équatorienne. Et, lorsque le vaisseau de la Fédération arrive, suivi de près par le russe, ils trouvent les hommes de la General Atomics confortablement installés.
« Ainsi, la General Atomics, une corporation suisse sous contrôle américain, fait valoir ses droits sur le satellite. La Fédération ne pouvait pas simplement passer outre, ne serait-ce que parce que les Russes auraient protesté. Mais la Haute Cour décida qu’une entreprise, simple fiction légale, ne pouvait posséder une planète ; ses vrais propriétaires étaient les hommes qui l’occupaient : Larkin et ses compagnons. Ils les reconnurent donc comme « nation souveraine » et les accueillirent dans la Fédération, avec quelques concessions à la General Atomics et à sa filiale Lunar Enterprises. Cela ne plut à personne, mais tout le monde accepta le compromis. Toutes les règles sur la colonisation des planètes dérivent de la Décision de Larkin – leur but principal était d’éviter des effusions de sang. Et ce fut efficace : la Troisième Guerre mondiale n’eut pas pour origine des conflits spatiaux. La Décision de Larkin a toujours force de loi et s’applique à Smith. »
Jill secoua la tête. « Je ne vois vraiment pas le rapport.
— Réfléchissez, Jill. D’après nos lois, Smith est une nation souveraine – et l’unique propriétaire de la planète Mars. »
5
Jill ouvrit de grands yeux. « J’ai dû boire trop de martini, Ben. Je jurerais vous avoir entendu dire que notre patient possédait Mars.
— Il possède Mars. Il l’a occupée pendant la période requise. Smith est la planète Mars : roi, président, seule autorité légale, et tout ce que vous voudrez. Si le Champion n’avait pas laissé de colons, ses droits auraient pu devenir caducs. Mais il en a laissés et ils assurent la continuité de l’occupation bien que Smith soit venu sur Terre. Mais il n’a pas à partager avec eux : ce sont de simples immigrants en attendant qu’il leur accorde la citoyenneté.
— Incroyable !
— Mais légal. Vous comprenez maintenant pourquoi tant de gens s’intéressent à Smith, chérie ? Et pourquoi l’administration le cache ? Ce qu’ils font est illégal. Smith est aussi citoyen des États-Unis et de la Fédération, et il est illégal de mettre un citoyen au secret, fût-il un criminel déjà condamné. De plus, tout au long de l’histoire, on a considéré comme un acte inamical d’enfermer un monarque en visite – ce qu’il est – sans que les gens, c’est-à-dire la presse, c’est-à-dire moi puissent le voir. Vous refusez toujours de me faire entrer ?
— Brrr… vous me flanquez la frousse, Ben. Que m’auraient-ils fait s’ils m’avaient prise sur le fait ?
— Oh, rien de bien méchant. Ils vous auraient enfermée dans une cellule capitonnée avec un certificat signé de trois médecins, et le droit de recevoir du courrier toutes les années bissextiles. Je me demande bien ce qu’ils vont lui faire.
— Que pourraient-ils faire ?
— Bah… il pourrait mourir de fatigue ; à cause de la pesanteur, vous savez.
— L’assassiner !
— Voyons, voyons ! Pas de vilains mots. Je ne le crois pas, d’ailleurs. Il est une mine de renseignements, et notre seul lien avec la seule autre race civilisée que nous ayons rencontrée. Si vous connaissez vos classiques, vous avez sans doute lu La Guerre des Mondes, de H.G. Wells ?
— Il y a longtemps, oui.
— Imaginez que les Martiens deviennent méchants. C’est toujours possible, et nous n’avons aucune idée de la longueur de leur bâton. Smith pourrait être l’intermédiaire qui empêchera la Première Guerre Interplanétaire. C’est sans doute peu probable, mais le gouvernement ne peut pas simplement s’en laver les mains. Politiquement, ils n’ont pas encore tenu compte du facteur nouveau qu’est la découverte de la vie sur Mars.
— Vous pensez donc qu’il ne risque rien ?
— Pour le moment. Le secrétaire général ne peut pas se permettre de commettre des erreurs. Comme vous le savez, son administration n’est pas très solide.
— Je ne fais pas de politique.
— C’est pourtant presque aussi important que les battements de votre cœur.
— Je ne m’en occupe pas davantage.
— N’interrompez pas l’orateur. Comme je le disais, la majorité rassemblée par Douglas peut s’écrouler d’un moment à l’autre – un rien ferait fuir le Pakistan. La confiance serait refusée et Mr le secrétaire général Douglas redeviendrait un petit avocat. L’Homme de Mars tient son sort entre ses mains. Dites, vous me ferez entrer ?
— Je vais entrer dans un couvent. Il reste du café ?
— Je vais voir. »
Ils se levèrent. Jill s’étira. « Oh, mes os ! Peu importe le café, Ben. Je vais avoir une rude journée demain. Raccompagnez-moi, vous serez gentil. Ou plutôt, faites-moi reconduire ; ce sera plus prudent.