Maintenant le chien-loup haletait et sa langue pendait sur le côté de sa gueule.
— Il avait le couteau à découper dans la main hier au soir. Il voulait te tuer. Peut-être qu’il y serait parvenu. Tu ne te méfiais pas. Tu aurais cm qu’il s’approchait de toi pour te caresser, enfin. Qu’il avait fini par faire la paix. Et il t’aurait enfoncé la lame dans la gorge. Oui, je l’ai vu dans ses yeux. Il l’aurait fait.
Elle se pencha, appuya sa joue contre la tête tiède de l’animal. Il clignait des yeux et ses cils chatouillaient sa peau. Elle soupira.
— Il y avait Antoine si lumineux, si beau. Il n’était qu’amour pour moi comme pour toi, pour tout ce qui l’entourait. Mais il avait failli y avoir Pierre. Pendant deux mois Pierre a existé. Là, dans mon ventre. Et aussi dans ma tête, dans mon amour. Dans la tête de son père, dans celles de plusieurs personnes. Tu crois qu’il suffit qu’on change un prénom pour que cet être disparaisse ? Moi, je ne le crois pas.
La langue de Truc lui mouilla le bout du nez.
— Alors Pierre est venu, noir, sombre, famélique, secret. Il n’est que méfiance et haine. Il est jaloux. De toi, mon pauvre Truc, mais aussi d’Antoine. Il veut sa luge, ses vêtements, mais ce qu’il veut surtout c’est que je l’aime… Hier j’aurais voulu le border dans son lit, lui embrasser tendrement le front mais il n’a pas voulu. Il a passé et repassé cet horrible disque dans la chambre. Tu te souviens de sa déception lorsqu’il s’est rendu compte qu’il n’y avait pas beaucoup de jouets d’intérieur ? Peut-être pensait-il au train électrique, au circuit automobile, aux jeux de constructions mécaniques ou autres et aussi à cette petite machine à vapeur qu’Antoine aimait tant et qui fonctionne comme une véritable. Peut-être que je pourrais téléphoner à Guy pour lui dire d’apporter tous ces jouets ici.
Elle se dressa et se mit à marcher dans la pièce suivie par le regard attentif et inquiet de Truc :
— Oui, voilà pourquoi il est reparti avant le jour comme un voleur. Il était déçu, furieux que cette chambre ne soit pas telle qu’il l’avait imaginée. Il avait dû en rêver. Or celle-ci est d’une sobriété monacale. Nous l’avions voulu ainsi pour qu’Antoine ne pense qu’aux jeux extérieurs. Surtout son père qui lui reprochait déjà de trop lire, de trop aimer vivre dans la maison. Il y avait la luge, les skis, les patins et sans lui laisser le temps de souffler il l’obligeait à passer d’un jeu à l’autre. Les longues marches dans la neige avec les raquettes également. Et pour l’été le vélo, le ballon de football, la natation et le petit voilier sur les lacs. Tu sais, je crois qu’il faisait semblant d’aimer tout ça pour ne pas décevoir Guy. Mais ce qu’il aimait le plus c’était jouer à reconstituer ses rêves secrets. Tu te souviens quand tu jouais le chien de traîneau ? Croc-Blanc l’avait enthousiasmé, je sais. Vous alliez bivouaquer dans la neige à des kilomètres. Et moi, d’ici, je pouvais voir la fumée de votre petit feu qui s’élevait dans le ciel. Il essayait de faire frire du lard, m’avait demandé un jour comment préparer les haricots. Je lui en avais donné une petite boîte. Vous avez dû vous la partager.
Elle alla se verser deux doigts de whisky, les jeta au fond de sa gorge.
— Eh oui, je bois. Ne me regarde pas ainsi, on dirait que tu m’en fais reproche. Mon pauvre chien, comme si tu étais capable de me reprocher quoi que ce soit. Toi qui m’aimes tant.
Agenouillée, elle ouvrit les bras, reçut contre sa poitrine tous ces kilos de chair tremblante qui ne savaient comment lui manifester leur compréhension. Elle le berça avec des larmes dans les yeux.
— L’autre est venu et avec sa rage rentrée il a joué avec la luge. Tu sais, il serait tombé de fatigue si je n’étais allée le chercher hier au soir. J’avais l’impression qu’il voulait rattraper tout ce temps perdu mais aussi essayer de la casser. Il y a tant de hargne, de haine dans ce petit corps déficient. Tu as vu comme il est maigre ? Il mange à s’en faire éclater l’estomac. J’avais fait le projet de le remplumer. Qu’il n’ait plus ce cou fragile, ces petits bras et surtout ces yeux caves au fond de leur orbite. Tu vois, s’il avait pris du poids, de la graisse et des muscles, il aurait fini par devenir un garçon comme les autres. Il aurait perdu sa haine. Il y avait Pierre, nous l’avons rejeté aux ténèbres au profit d’Antoine, et maintenant Pierre est revenu, méchamment triomphant, prêt à tout saccager. Tout. Hier au soir j’ai eu très peur sur le moment et puis je n’ai même pas songé à fermer la porte de ma chambre à clé cette nuit. Tu vois, j’étais quand même confiante. Peut-être que j’ai eu tort.
Elle sourit à travers ses larmes :
— Bien sûr tu étais là, mon bon gros, tu l’aurais empêché d’approcher. Mais il ne savait pas que je t’avais fait monter dans ma chambre. Il m’avait demandé de te jeter dehors. Déjà en te faisant aller dans la grange je l’avais irrité. Peut-être que cette nuit il est descendu chercher le couteau, peut-être qu’il a entrouvert doucement la porte de ma chambre et que tu as grogné en signe d’avertissement. Il n’aura pas insisté.
Prenant la tête de Truc entre ses deux mains elle plongea son regard dans le sien. Aucun chien ne peut aisément le supporter, et il essaya de détourner les yeux. Truc n’échappait pas à la règle et il préféra fermer les paupières.
— Tu sais, toi, peut-être, qu’il est venu… Mais tu ne peux me le dire ni me mettre en garde.
Elle soupira :
— Je pense à ses jouets. Si je demande à mon mari de les apporter, enfin tous ceux qu’il pourra, il va croire que je suis encore très malade et fera venir le médecin. Je pourrais inventer quelque chose, dire que c’est pour les distribuer à des enfants du pays par exemple. Après tout ils ne servent plus à rien dans notre grande maison de Dijon. Oui, ce serait excellent, ça. Il ne se méfierait plus du tout. Il me dit toujours qu’il faut désacraliser ses affaires, ses jouets, sa chambre ici et à Dijon, toute cette période de notre vie, ces dix ans… Tous ces dix ans et recommencer une vie nouvelle. Bien sûr, il a raison, mais il ne sait pas tout, mon mari.
Elle embrassa Truc sur le museau :
— Il ne connaît pas Pierre. Peut-être qu’il ne se souvient même pas que pendant deux mois Pierre a existé de sa vie propre, là-bas à Dijon, dans sa maison. Il a certainement oublié que l’on devait baptiser ainsi notre enfant. Parce que tant qu’il s’est agi de Pierre nous étions certains que ce serait un garçon. Et puis nous avons douté et nous avons choisi Antoine et aussi Léonie pour le cas où ce serait une fille. Mais comme nous ne parlions jamais d’elle, nous ne lui avons pas donné assez de notre attente, de notre amour pour qu’elle vienne au jour. Ce fut donc Antoine.
Elle pleurait doucement et Truc lui léchait les joues l’une après l’autre comme pour les essuyer.
— Je lui téléphonerai demain, continua-t-elle. Pour les jouets… Pierre reviendra alors, lorsque mon mari sera parti et il retrouvera la chambre dont il rêvait. Il faut comprendre les enfants, mon bon Truc. Ils peuvent être si secrets.