Des poules caquetaient dans un poulailler couvert.
— Vous en vendez ? demanda-t-elle.
— Oui, mais nous ne les tuons pas.
— J’en serai bien incapable moi aussi, fit-elle. À ce propos je vous ai apporté une oie… Morte, évidemment. J’attendais des invités mais ils ne viendront pas. J’ai pensé que plutôt qu’elle se perde… Enfin je vous l’ai apportée.
Le blond eut un sourire navré :
— Nous sommes tous végétariens, madame…
Interdite, elle le regardait sans le voir.
C’était… c’était comme une conspiration souriante autour d’elle.
— Nous mangeons des légumes, des laitages, des œufs… Nous ne sommes pas des purs mais notre alimentation est saine. Voulez-vous entrer boire du thé ou un peu de lait ?
— Non… Vous êtes très aimable mais il faut que je rentre maintenant.
— Vous pouvez revenir quand vous voudrez, madame… Est-ce que vous avez trouvé cet enfant qui s’appelle Pierre ?
— Non, dit-elle.
— Vous avez demandé à la ronde ?
— Oh ! Vaguement… Ça n’a aucune espèce d’importance, vous savez… Le bébé va bien ?
— À merveille. Sa mère peut le nourrir complètement. Elle pourrait même en élever deux, dit-il avec une fierté rousseauiste. Grâce à la vie que nous menons ici.
— D’où venez-vous ?
— De la région parisienne. Tous.
— Ce n’était pas dur au début ?
— Si, et ça l’est toujours un peu mais nous n’avons fait qu’anticiper… Il y aura l’Apocalypse et nous serons aptes à la subir avec moins d’effroi et de difficultés que les autres.
— Bien sûr, fit-elle.
À son tour de se montrer indulgente et condescendante pour la déraison des autres. Chacun avait ses lubies, fantasmes. Pour eux c’était la fin du monde, la Grande Débâcle. Ils devaient la trouver dérisoire, avec sa petite dépression nerveuse.
— Si vous voulez des œufs, du lait, proposa-t-il. Nos poules sont nourries avec du grain non traité… Nous faisons le pain nous-mêmes… En voulez-vous ?
— Je suis toute seule…
— Nous troquons avec une communauté qui fait du blé dans la plaine. Le pain a une tout autre saveur.
Lorsqu’elle reprit son scooter, elle eut l’impression de fuir quelque chose d’important, d’essentiel. Un enseignement naturel. Et Guy qui traitait ces gens d’asociaux dangereux. Comme à plaisir il s’isolait dans une incompréhension rassurante perpétuelle. Comme à plaisir ? Ou parce qu’il avait peur ?
Plus loin elle se souvint que l’oie était toujours en sa possession. Elle fut tentée de s’arrêter, de la jeter de l’autre côté des congères qui bordaient la route mais ne put s’y résigner. Et dès lors elle décida de la préparer. Elle boirait le calice jusqu’à la lie, ferait dorer la bête dans le four, emplirait la maison de son fumet de cuisson.
Elle prépara une farce à sa façon puisque l’enfant avait parlé d’oie farcie, en fourra la volaille, ferma l’ouverture avec une aiguille et du fil. Peut-être que l’odeur ferait revenir Pierre ? Et, bien avant, Truc.
Vers midi il y eut quelques flocons légers, juste un avertissement. Elle ouvrait la fenêtre de la cuisine toutes les cinq minutes pour lancer un coup de sifflet. Mais le chien restait invisible. Ce n’était pas la première fois qu’il filait ainsi. Elle ne s’inquiétait pas trop pour le moment, espérait qu’il serait là avant la nuit. Sinon, pour la première fois depuis longtemps, elle serait seule dans cette maison isolée.
Lorsqu’elle la sortit du four, Charlotte admira l’oie comme un chef-d’œuvre. En piquant sa chair il en coulait un jus délicat, preuve qu’elle était bien cuite. Il lui était impossible d’en détacher la moindre parcelle sans avoir l’impression d’en détruire l’harmonie. Elle la plaça au centre de la table, sur un grand plat en grès rustique, très heureuse de l’avoir si bien réussie. Elle se contenta d’un sandwich au pâté et d’un verre de rouge. Elle ne regrettait plus de n’avoir pu s’en débarrasser. Quant à la découper pour la fourrer au congélateur, quelle idée saugrenue !
À quatre heures elle longea l’orée du bois avec le scooter, espérant que Truc reconnaîtrait le moteur de l’engin et accourrait, mais ce fut encore plus triste qu’elle rentra chez elle. Pour se consoler, elle imagina que le chien avait suivi sa trace jusqu’au village puis s’était rendu à la ferme Lamy.
Le ciel bas hâta la venue de la nuit mais il ne neigeait toujours pas. Elle ne pouvait se résigner à tirer les rideaux, espérant toujours que Truc ferait crisser les vitres sous ses ongles. Mais l’écran noir des fenêtres lui fut vite insupportable et elle se calfeutra chez elle. Elle occupa son temps à allumer du feu dans la cheminée. Le tirage se fit très mal et un peu de fumée envahit le living, montant vers les poutres noires.
Le téléphone la fit sursauter. Elle ne reconnut pas tout de suite la voix du docteur Rolland qui lui demandait de ses nouvelles. Quelle étrange idée à un pareil moment !
— C’est mon mari qui vous a demandé de m’appeler ?
— Je vous assure…
— Je ne suis pas dupe, fit-elle sèchement.
— Il est normal qu’il s’inquiète. Vous êtes seule à La Rousse et il va encore neiger. Elle ne tombe pas, là-haut ?
— Pas encore.
— Demain je dois monter voir une malade. Voulez-vous que je passe vous faire une visite ?
Elle se hérissa :
— Je dois sortir.
— Toute la journée ?
— En principe oui.
— Je prendrai mes risques, dit-il gaiement. Sauf s’il y avait trop de neige évidemment. Votre route n’est jamais déblayée dans les premières… Le scooter marche toujours ?
— Tout va bien, dit-elle. Le scooter et moi-même.
— Et Truc ?
— Également, répondit-elle froidement.
— Bon, peut-être à demain alors…
— Bonsoir, docteur.
Pourrait-elle être libre de faire ce qui lui plairait, un jour ? Sans que les voisins, son mari, son médecin et qui d’autre encore s’inquiètent d’elle, la surveillent ? Guy devait se poser des questions. Elle avait refusé de recevoir les Gardet et demandé qu’il apporte les jouets d’Antoine. Pour lui, l’homme perfectionniste type qu’un nœud de cravate mal fait agaçait, c’était trop. Et il réagissait. Peut-être avait-il téléphoné au café du village également. Ce gosse en cape noire, cette oie de quatre kilos s’ajoutaient au reste. Il avait commencé par le docteur mais si ce dernier ne la trouvait pas à La Rousse le lendemain et l’en informait, peut-être avertirait-il les gendarmes. Pourquoi pas ? La société, la sienne, lui offrait tant de possibilités pour surveiller une femme, SA femme, et au besoin mettre un terme à ses excentricités. Non, pas les gendarmes, tant qu’il pourrait éviter le scandale. Parfois il lui donnait envie de se mettre à crier de toutes ses forces, de hurler. Et c’était évidemment la dernière des choses à faire en présence d’un homme comme lui. Jouer au jeu épuisant du self-control. Toute une vie. Elle était trop vulnérable par ailleurs, irritante. En fuyant Dijon, le monde où évoluaient Guy et sa famille, elle n’existait déjà plus. Et son mari allait s’en rendre compte sous peu si ce n’était déjà fait.
CHAPITRE VIII
Malgré la neige qui tombait en flocons serrés elle repartit dès qu’elle y vit suffisamment clair, atteignit le bois d’un coup, pénétra sous les sapins. Il ne neigeait plus à l’abri des grands arbres. Elle suivit une allée très droite qui montait légèrement vers le Mont-Noir. Elle savait qu’il y avait une maison forestière, du moins une construction dans cette direction mais n’avait aucune notion de la distance. Mais que ferait Truc là-bas ?