Cependant la traversée d’une clairière très enneigée refroidit ses intentions. Elle siffla à plusieurs reprises, lança le nom de son chien sous les grands arbres, ne réussit qu’à faire tomber de larges plaques des branches courbées des sapins. Soudain elle prit peur. Peur de ne pas reconnaître son chemin, peur de tomber en panne et qu’on ne la retrouve jamais, peur de l’indéfinissable. Le silence du bois lui parut soudain trop feutré comme si la nature tout entière retenait son souffle. Maladroitement elle courut vers le scooter, manœuvra nerveusement pour reprendre l’allée. Lorsqu’elle atteignit l’orée, elle se rendit compte que la neige qui tombait formait une épaisse muraille blanche et que ses traces de l’aller avaient disparu. Pour une fois elle bénit son mari qui avait pris soin de glisser une boussole dans la trousse à outils. C’est grâce à elle qu’elle retrouva La Rousse, non sans mal d’ailleurs, car elle passa à proximité à deux reprises et ce n’est que la troisième fois qu’elle reconnut le chemin qui conduisait de la route à la vieille ferme. Une fois dans la grange, elle eut l’impression de sortir d’un monde blanc imaginaire et sinistre, se déchaussa et pénétra dans le living sur la pointe des pieds.
— Pierre !
L’enfant sursauta.
— Vous m’avez fait peur, dit-il. Je ne vous ai pas entendu rentrer.
— Tu n’as pas entendu le scooter ? demanda-t-elle.
C’était possible. L’enfant était penché vers le feu de la cheminée. Il avait dû le ranimer tout en évitant de mettre autant de bûches que la dernière fois. Lorsqu’elle arrivait dans la grange, elle coupait les gaz et le scooter avançait sur sa lancée. La neige tombant en si gros flocons formait un écran d’insonorisation.
— Depuis quand es-tu là ?
— Oh ! Je vous ai vu partir avec votre engin, vers la forêt. Où alliez-vous ?
— Je cherche Truc, avoua-t-elle sans oser le regarder dans les yeux.
— Il a disparu ?
— Depuis hier matin.
— Tant mieux, dit-il. Il était méchant. Je suis sûr qu’il est parti à ma recherche pour me mordre.
Charlotte ferma les yeux. Elle était épuisée par sa sortie, sa panique. La neige l’essoufflait toujours lorsqu’elle tombait ainsi, abondamment.
— Écoute, Pierre… Truc n’est pas un chien méchant… Il n’a jamais cherché à te mordre. Si tu veux me faire plaisir, parlons d’autre chose… Dis-moi où tu étais passé. Tu es parti depuis mercredi matin.
— Mes parents avaient besoin de moi, dit-il.
— Besoin de toi ?
Il mentait. Il ne cessait de mentir, ce sale gosse, et elle l’écoutait encore, essayant de recueillir une toute petite parcelle de vérité.
— Et qu’as-tu fait durant ces deux jours ?
— Nous sommes allés à Besançon.
— Besançon ? En voiture ?
— Bien sûr. Nous sommes allés voir une tante.
— Une personne âgée ?
— Non.
— La sœur de ton père ou de ta mère ?
— De mon père.
Elle poursuivait l’interrogatoire. Il répondait docilement et chaque fois elle craignait que le miracle ne cesse. Comment le petit garçon roublard et fuyant avait-il pu se transformer aussi rapidement en enfant docile ?
— Elle est mariée ?
— J’ai vu l’oie. Elle est magnifique. Mais pourquoi est-elle froide ?
Charlotte soupira. Elle avait bien raison d’avoir des craintes. Il venait de faire dérailler la conversation et combien de temps devrait-elle attendre pour l’amener à répondre à nouveau ?
— Je t’attendais hier. Je l’ai fait cuire hier mais tu n’es pas venu. Tu étais à Besançon.
— Je peux en manger un morceau ?
— Bien sûr. Viens, nous allons passer à table.
Rapidement elle disposa les deux couverts, prépara un jus d’orange, ouvrit une bouteille de beaujolais pour elle-même. Mais au moment de découper la volaille elle chercha en vain son gros couteau. Le même dont l’enfant avait menacé Truc. Songeuse, elle essayait de se souvenir. Pour apprêter l’oie elle s’était servi d’une pince à volaille. Donc le couteau avait pu disparaître le mercredi matin, en même temps que l’enfant.
— Tiens, dit-elle, tu veux la cuisse, je parie. Elle l’arracha sans peine avec un gros morceau de chair qui emplissait l’assiette.
— C’est bien de l’oie farcie ?
— La farce est à l’intérieur. Tu vas voir.
Ayant coupé le fil de couture elle en retira plusieurs morceaux, lui en tendit un. Il y goûta, fit la grimace :
— C’est ça, la farce ?
— Bien sûr.
— On dirait du hachis froid, comme à la boîte…
Furtif, son regard étudia le visage de Charlotte qui était restée impassible, réprimant un sourire de triomphe qui faisait frémir ses lèvres. Enfin ! Il venait de se trahir.
— Que dis-tu ?
— On dirait du hachis.
— Tu parlais de boîte.
— Du hachis en boîte, en conserve.
Charlotte avala, prit son verre de vin :
— Me prends-tu pour une idiote ? Tu as dit on dirait du hachis froid, comme à la boîte.
— Vous m’embêtez, dit-il. Vous me posez toujours des questions. On dirait un flic.
— J’en suis peut-être un, dit-elle.
Il s’arrêta de manger pour la fixer gravement. Elle prit un malin plaisir à le faire languir.
— Enfin pas moi. Mais mon mari est peut-être un flic.
— Vous mentez. C’est un médecin.
— Tiens, ricana-t-elle, qu’est-ce qui te fait croire ça ?
— Vous êtes riche. Il y a qu’un médecin pour être aussi riche que vous.
Comme lui, elle mangeait avec les doigts, rongeant son os. D’où sortait-il cette idée étrange ? N’avait-il jamais eu affaire qu’à des médecins dans sa vie ? Associé à ce mot de boîte qui lui avait échappé, cela pouvait faire penser à un hôpital, un sanatorium ou n’importe quelle maison pour enfants en mauvaise santé. Et lui était visiblement rachitique, anémié.
— Mon mari n’est ni flic ni médecin, dit-elle. Il dirige une maison de vin en gros.
— Dans quelle ville ?
— Dijon.
— C’est mieux que médecin ?
Elle éclata de rire :
— Ça dépend du point de vue où l’on se place. Pour lui, oui, pour moi je ne sais pas. Et qu’en penses-tu ?
— Je n’aime pas le vin.
Charlotte continua de rire.
— Tu as tort, c’est excellent. Mais tu as le temps de l’apprécier. Tu veux encore de l’oie ?
— Non.
Après le repas elle lui demanda ce qu’il avait fait de sa cape.
— Je l’ai accrochée là-haut, dans la salle de bains.
— La mienne ?
— Non, celle de ma chambre.
Elle y monta, tâta le tissu. Peut-être avait-il séché depuis mais il ne paraissait pas avoir été très mouillé. En traversant la chambre d’Antoine elle se demanda si elle devait tolérer qu’il l’appelle sa chambre. Elle le trouva devant le feu. Il paraissait fasciné par les flammes.
— Comment feras-tu pour rentrer ce soir, demanda-t-elle, si la neige continue de tomber d’aussi belle ?
Il lui coula un regard soupçonneux puis fouilla dans la poche de son pantalon.
— J’ai un billet.