Une nouvelle fois le scooter s’enfonça dans la neige et les chenilles battirent désespérément la couche molle sans pouvoir avancer d’un pouce. Elle dut reculer puis finalement descendre pour pelleter à la lueur de son phare. Elle en pleurait de fatigue et d’amertume. La congère qu’elle franchit était si énorme qu’elle se demanda comment ils feraient pour le retour.
Et puis enfin elle aperçut la lumière, celle de la première maison du village quand on venait de La Rousse. Le vent avait dégagé la route dans ce coin-là et en moins de cinq minutes elle s’arrêtait devant le bistrot.
Lorsqu’elle entra dans la salle, elle les vit tous. Son mari au centre d’un groupe où se trouvaient Michel, Bouvet, tous les habitués.
— Bravo ! dit le patron. Il fallait le faire.
Elle titubait un peu sur ses jambes et se laissa tomber sur une chaise. Son mari vint l’embrasser, lui apporta un whisky.
— Je ne pouvais pas rester là, tu comprends ? Mais on va attendre pour le retour. Le chasse-neige nous ouvrira la route si la neige tombe moins dru. Avec un billet il fera bien ça. On pourra manger un morceau ici.
— Vous pouvez aussi coucher, vous savez, dit le patron. On a toujours une chambre de disponible.
Charlotte avala son whisky d’un coup, surprit le regard que les autres clients échangeaient. Elle s’en moquait. Dingue, poivrote, qu’ils pensent ce qu’ils voudraient.
— Tout va bien à La Rousse ? demanda-t-il.
Elle secoua la tête.
— Non, Truc a disparu. Depuis hier matin. Je ne voulais pas te le dire au téléphone, pensant qu’il rentrerait. Je l’ai cherché partout, jusque dans la forêt.
CHAPITRE X
Ils achevaient de dîner dans la salle du petit café lorsqu’on leur annonça qu’il ne neigeait presque plus et que le chasse-neige approchait de Chapelle-des-Bois.
— Du fromage ? proposa la patronne. Vous n’avez rien mangé, madame Berthod ? Vous vous réservez déjà pour l’oie que vous m’avez commandée ?
On y était. Charlotte alluma une cigarette, attendit le choc qui ne tarda pas.
— Tu as commandé une oie ? souffla son mari quand ils furent seuls.
— Oui, dit-elle.
— Pour nous deux ? À moins que tu aies invité je ne sais qui.
— J’avais envie de faire cuire une oie, dit-elle.
— Tu avais envie…
— Je l’avais laissée sur la table de la cuisine et elle a disparu. Quand je suis allée à la recherche de Truc.
Tout ce qu’elle avait trouvé mais elle soupirait de soulagement. À lui de remâcher tout ça, d’extrapoler. Mais il attaquait plus sournoisement :
— Et ce gosse, tu l’as retrouvé ?
Inutile de jouer l’étonné. Il avait été bien informé tandis qu’elle luttait contre la tempête.
— Oui. Il est revenu.
— Mais qui est-il ?
— Je ne sais pas.
— Mais comment s’appelle-t-il ?
— Pierre… Pierre Roso.
— Drôle de nom ! Je ne connais pas de Roso dans la région. Et tu dis qu’il vient à La Rousse ? À pied peut-être ?
— Bien sûr, fit-elle calmement.
Guy s’agita, passa une main énervée sur son crâne qui perdait ses cheveux.
— Tu réfléchis à ce que tu dis ? La Rousse est loin de tout, à des kilomètres d’une autre ferme. Ce gosse marcherait dans la neige pour venir te voir ?
— C’est ainsi, dit-elle. Quand je rentre, il est là.
— Tu discutes avec lui ?
— Bien sûr. Il m’arrive de jouer aux cartes. Je lui ai prêté la luge d’Antoine.
Il sursauta. Son regard noir se fit méfiant :
— Les jouets que tu m’as demandé d’apporter… Ils sont pour lui ?
— Je ne sais pas encore, répondit-elle franchement. Mais je lui en donnerai un ou deux.
— C’est inouï, fit-il, inouï.
Se levant brusquement, il alla jusqu’au comptoir, commanda un cognac qu’il avala d’un trait. Puis il s’accouda, regardant sa femme dans la glace. Charlotte pelait une pomme avec beaucoup de sérénité. Il finit par revenir vers elle.
— Il habite où ton gosse ?
— Ça, je n’en sais rien.
— Tu ne lui as pas demandé ?
— Si, mais il n’a pas envie de répondre. Je ne juge pas utile d’insister.
— Mais enfin, s’il arrivait quelque chose… Nous serions responsables.
Elle le fixa dans les yeux :
— Si ses parents acceptent qu’il passe des heures loin d’eux, qu’il ne fréquente pas l’école, ils prennent un risque, non ? Pourquoi serais-je plus exigeante qu’eux ?
— Écoute, Charlotte, il n’y a pas un gosse habitant à moins d’une heure de marche de chez nous et je sais que ce n’est pas un gosse du village.
— Mais moi aussi, dit-elle en croquant sa pomme. Mais n’est-ce pas ce qui est merveilleux ?
Il alluma une cigarette, la fuma un peu trop vite. Mais elle ne s’inquiétait pas trop. Chaque fin de semaine il arrivait énervé de Dijon et au bout de vingt-quatre heures devenait plus calme, moins crispé en tout cas.
— Charlotte, il n’y a pas d’enfant avec une grande cape noire. Tu as inventé ce gosse. Et tu l’as appelé Pierre évidemment.
— Évidemment ?
— Souviens-toi. Tu avais choisi ce prénom pour Antoine. Et puis ma mère nous a raconté qu’il y avait eu un oncle Pierre de très mauvaise réputation dans notre famille, qu’à Dijon on risquait de s’en souvenir et que ce prénom nuirait plus tard à la réputation de notre enfant. C’est alors que nous avons décidé d’Antoine et de Léonie pour une fille.
— Ah ! dit-elle un peu surprise. C’est à cause de ta mère que nous avons abandonné Pierre ?
Guy tressaillit. Quelle curieuse façon de s’exprimer ! Pourquoi ne disait-elle pas qu’ils avaient renoncé au prénom de Pierre. Abandonner Pierre… Comme s’ils avaient accompli un acte malveillant à son égard.
— Mais c’est lui qui m’a dit qu’il s’appelait ainsi.
— Et là-dessus Truc a disparu ?
— Ça n’a rien à voir avec l’enfant, dit-elle précipitamment. Peut-être qu’il a suivi une chienne en chaleur.
— Ce gosse, il est venu aujourd’hui ?
— Bien sûr. Il a même mangé avec moi.
— On m’a dit qu’il neigeait dru depuis ce matin. Il est arrivé en pleine tempête et toi, tu l’as laissé repartir en pleine tempête.
— Je ne peux pas le retenir de force, tout de même.
Un gros homme portant une canadienne épaisse et un bonnet à oreilles pénétra dans la salle. Le conducteur du chasse-neige. Guy alla discuter avec lui, offrit une tournée. Plus tard lorsqu’il revint à la table il annonça que le chasse-neige allait ouvrir la petite route jusqu’au bas de la ferme Lamy.
— Nous partirons dans une demi-heure pour lui laisser de l’avance. Il faut sortir les jouets du coffre de la BMW, plus ma valise. Janine a fait des paquets de tout ce qu’elle a trouvé dans la chambre d’Antoine. Au fait, le docteur Rolland n’est-il pas passé aujourd’hui ?
— Il devait venir mais la neige a dû l’en empêcher, dit-elle.
— Voilà ce que je voulais t’entendre dire. Rolland est un habitué des routes difficiles et pourtant il n’est pas venu. Pourquoi ce gosse aurait-il accompli ce qu’un homme jeune, vigoureux et dévoué n’a pu faire ?