— Mais je ne sais pas, dit-elle avec un sourire désarmant. Si je pouvais l’expliquer…
— Si tu pouvais l’expliquer il n’y aurait plus d’enfant en cape noire. Où es-tu allée chercher ça ? Dans quelque livre bien sûr. Sans famille peut-être, ou les Contes du lundi de Daudet.
— Oh ! Il y a longtemps que je ne les ai pas relus. Je ne suis pas restée aussi enfantine dans mes lectures.
— Je sais, je sais, fit-il, agacé. Intellectuellement tu m’es supérieure. Mais moi j’ai les pieds sur terre. Je parie que ce gosse n’apparaîtra pas à La Rousse durant ces deux jours.
— Mais bien sûr, dit-elle. Je le lui ai demandé.
— Dommage.
Il se leva pour aller régler la patronne, accepta un autre verre de cognac.
— Vous buvez quelque chose, madame Berthod ?
— Une framboise.
Guy insista pour conduire le scooter et elle se retrouva à l’arrière avec tous les paquets et sa valise. Mais la route était bien dégagée. Ils croisèrent le chasse-neige pas très loin de chez eux. Le chemin de La Rousse était difficile à distinguer. Ils apercevaient la lumière qui brillait au-dessus de la porte de la grange.
Descendu du scooter, Guy regarda autour de lui avec méfiance, aperçut la luge abandonnée dans un coin. Charlotte se hâta de rentrer dans le living espérant l’entraîner. Il ne fallait pas qu’il s’attarde dans la grange.
— Tu veux boire quelque chose avant qu’on se couche ?
Il avait tourné le bouton de la télé, regardait le film commencé depuis une heure.
— Un grog ? proposa-t-elle.
— Si tu veux.
Lorsqu’elle apporta les deux verres, il était assis à la même place qu’elle occupait l’après-midi. Il écrasait une cigarette dans le cendrier. Soudain il se pencha, écarta les cendres et exhuma une pièce de cinq francs.
— Tu caches tes économies, maintenant ?
— Non, je jouais avec le gosse. À l’objet perdu…
— Et tu intéressais le jeu ?
Il eut un sourire satisfait :
— Et le gosse n’a pas su trouver ?
Pas question de lui dire que son coup de fil avait interrompu le jeu. Il n’aurait jamais admis que le gosse ait quitté La Rousse à cette heure-là.
— Tu ne réponds pas ? C’est bien ce que je pensais. Tu jouais seule en imaginant qu’un gosse se trouvait là.
Il avala une gorgée de son grog, pesta parce qu’il le trouvait trop chaud.
— Demain il faudra que nous cherchions Truc. Il a pu être recueilli dans une ferme ou dans un village. Ça nous fera une longue balade. S’il ne neige pas, bien sûr.
— Nous pouvons passer toute la journée dehors, ajouta-t-elle en pensant que si le gosse se trouvait toujours dans le grenier de la grange il aurait le temps de filer sans se faire voir.
Jamais elle n’aurait cru que tout se passerait aussi aisément. Guy avait bien encaissé l’histoire de l’oie, la disparition de Truc, s’était cristallisé sur ce gosse auquel il ne croyait pas. Et avec un plaisir réel elle s’amusait à le mystifier encore plus.
— Demain, avant qu’on ne parte, je voudrais faire un peu de ski de fond. Je déjeunerai au retour. Solidement.
Mais lorsqu’elle le vit se diriger vers la grange, elle fut prise de panique.
— Où vas-tu ?
— Mais chercher ma valise.
— Il y a tout ce qu’il faut là-haut.
— J’ai acheté une nouvelle crème à raser et je veux l’essayer dès demain matin. Il y a aussi ces jouets. Nous pouvons les monter tout de suite dans la chambre d’Antoine en attendant.
Toujours son souci de l’ordre, de ne pas remettre au lendemain ce que l’on pouvait faire aujourd’hui. Elle le rejoignit en faisant beaucoup de bruit.
— Tu es bien nerveuse, dit-il.
— J’ai vu un rat l’autre jour.
À peine avait-elle dit ce mensonge qu’elle le regrettait. Guy levait la tête vers le grenier.
— Je m’en suis toujours douté, dit-il.
Elle retenait son souffle.
— Ce vieux foin, là-haut, doit les attirer. Il faudra acheter des appâts empoisonnés. Dès demain.
— Oui, dit-elle.
— Truc ne l’a pas chassé ?
— Il était dehors. Le temps que je l’appelle et le rat avait disparu. Par là.
Elle désignait le fond de la grange. Guy avança de quelques pas puis haussa les épaules :
— Nous verrons demain.
Ils transportèrent tous les paquets et la valise d’un coup. Son mari éteignit et elle libéra un soupir de soulagement. Il ne retournerait pas dans la grange.
Lorsqu’il lui fit l’amour, elle fut la première surprise d’y prendre tant d’agrément. Elle s’endormit ensuite d’un sommeil très lourd et ne trouva pas son mari au réveil.
Un jour blafard éclairait le plateau. Le ciel restait couvert annonçant peut-être d’autres chutes de neige. Le vent avait cessé. Il avait entassé d’énormes congères contre le moindre obstacle, creusé des ravines profondes. De la fenêtre de la chambre, elle pouvait voir les traces des skis de Guy qui se dirigeaient vers l’est. Elle avait largement le temps de prendre un bain avant d’aller préparer son petit déjeuner.
Mais tandis que l’eau coulait dans la baignoire, elle se précipita dans la grange, appela sous la trappe :
— Pierre ? Tu es toujours là ?
L’enfant ne répondit pas. Était-il profondément endormi ou bien tout simplement parti ? Elle chercha quelque chose d’assez long pour cogner au plancher du grenier mais ne trouva rien. Il y avait au moins quatre mètres de haut.
— Pierre ? Il ne faut pas rester. Il veut monter là-haut. Cache les couvertures.
Pourvu que son mari oublie cette stupide histoire de rat qu’elle avait inventée. Elle finit par se persuader que l’enfant n’était plus là et alla prendre son bain.
Depuis une fenêtre de la cuisine elle guetta le retour de son mari. Dès qu’elle le verrait poindre elle lui préparerait ses œufs au bacon, son café. C’est ainsi qu’elle aperçut la tache sombre à moins de cinquante mètres de la maison. Le vent avait dispersé la neige en cet endroit-là.
Elle sortit comme une folle, doutant encore, ne voulant pas admettre l’horrible chose. Mais c’était bien Truc qui gisait là, raidi par le froid, le poil hérissé. Elle s’abattit sur le corps de l’animal comme si elle espérait le réchauffer et découvrit la plaie béante de la gorge. Truc avait été tué d’un coup de couteau.
Se relevant elle courut vers la grange, se mit à hurler en dessous de la trappe :
— C’est toi ! C’est toi qui as tué mon chien ! Sale voyou !… Je vais téléphoner aux gendarmes et ils te mettront en prison. Tu n’auras pas le courage de te montrer et de me dire que c’est toi. Espèce de lâche !… Lâche !…
Elle hoquetait, n’en pouvait plus, sortit de la grange. Guy allait rentrer… Non il ne fallait pas qu’il sache. Pas tout de suite. Il ne croyait pas à l’existence du gosse et pourrait en conclure que c’était elle qui avait tué le chien.
Avec la pelle à neige elle recouvrit le cadavre d’une épaisse couche, des larmes dans les yeux, ayant essayé mais en vain de vomir à plusieurs reprises. Pour situer la tombe, elle façonna une sorte de colonne avec de la neige.
Lorsqu’elle se retrouva dans la cuisine pour vérifier de loin que l’on ne pouvait se douter que le chien était là, elle aperçut la silhouette de Guy à l’horizon. Elle brancha la cafetière, fit rissoler le bacon.
— Ah ! dit son mari, la bonne odeur après deux heures de ski… J’ai fait une balade formidable. D’ailleurs j’ai rencontré un groupe que dirigeait Michel.
Il attaqua ses œufs, son café, s’étonna qu’elle ne déjeune pas.