Выбрать главу

À nouveau, le téléphone sonna.

— Crie-moi des injures, dit Guy, mais j’avais un pressentiment. Parle-moi.

— Ça devient une obsession chez toi, dit-elle en s’efforçant de sourire bien qu’il ne puisse pas la voir. Je suis en train de boire un whisky. À ta santé. Est-ce que tu vas rappeler ?

— Pardonne-moi mais je suis trop angoissé. J’ai presque envie de revenir là-bas.

— Tu ferais mieux de suivre mon conseil. Va au restaurant ou au cinéma. Moi je sens qu’après la bringue d’hier au soir je vais aller me coucher bientôt. Je t’en prie, respecte mon sommeil et n’appelle pas avant 9 heures demain.

— Bien, fit-il avec un ton très humble. C’est entendu.

Dès qu’elle eut raccroché elle fut prise d’un tremblement nerveux qui l’empêcha de se lever et même de porter son verre à sa bouche. Elle renversait tout l’alcool. Lorsqu’elle se domina plusieurs minutes venaient de s’écouler. Elle but le fond de son verre, se leva. Elle avait froid, très froid.

Et surtout l’irrésistible envie de tirer le rideau pour voir si l’enfant était toujours derrière la vitre. Il lui fallait faire autre chose, n’importe quoi qui l’absorbe assez. Il lui semblait entendre un léger grattement venant d’une des fenêtres, celle de droite. Elle brancha la télé, poussa le son.

Comme elle se dirigeait vers la cuisine elle s’immobilisa. Les rideaux des deux petites fenêtres n’étaient pas tirés et il serait certainement derrière les vitres. Elle retourna s’asseoir, essaya de suivre le magazine des sports.

Elle s’enfonça dans son fauteuil les yeux rivés sur l’image mais soudain son regard glissa vers le téléphone. Décrocher, former le numéro du bistrot, leur demander de venir, vite, le plus vite possible. Qu’ils arrivent, qu’ils découvrent sa hantise. Qu’on en finisse une bonne fois pour toutes !

Elle ferma les yeux, cernée par la voix du commentateur sportif qui égrenait des noms de villes, des chiffres. Et puis, très loin, ténu, un minuscule bruit. Les ongles de l’enfant sur les vitres. Inlassablement. Elle se leva d’un bond, monta les marches de l’escalier quatre à quatre, se réfugia dans la salle de bains. Les murs recouverts de frisette lui donnaient un faux air de sauna finlandais. Elle se lava les dents. Un vieux conseil de sa mère contre l’énervement, la fatigue, le désenchantement. Mais cette brave femme avait oublié de dire si c’était également efficace contre la terreur.

Elle éteignit la lumière, s’approcha de la fenêtre. Impossible de voir autre chose que la nappe blanche de la neige et puis, tout au loin, quelques lumières. Chapelle-des-Bois avec ses braves gens, son bistrot accueillant. Et sur la droite, c’était peut-être la distillerie où elle achetait des eaux-de-vie de fruits sauvages, prenait parfois son repas. Pourquoi ne pas leur téléphoner ? Sous n’importe quel prétexte, pour demander s’ils étaient ouverts le lundi. Elle savait bien que oui mais pouvait bien l’avoir oublié. Elle passerait pour folle, une fois de plus, mais il y aurait une voix au bout du fil.

À pas calculés, elle glissa hors de la salle de bains, traversa sa chambre, butant contre le tapis. Il y avait l’odeur de Truc dans cette pièce. Elle l’aurait reconnue entre mille. Truc dont elle avait caressé le cadavre, vu la gorge ouverte sur dix centimètres, d’où pendait comme du mou de bœuf.

L’escalier d’où elle dominait le living. Lui parvenaient des noms de produits. L’heure de la publicité puis les informations ensuite, puis le film… Puis le silence. Au bout de deux heures environ. Elle serait bien obligée de l’admettre. Serait-il toujours au-dehors à gratter à la vitre ? Il ne faisait pas froid justement ce soir-là. C’est-à-dire que la température était supportable, aux alentours de zéro.

Elle s’assit sur la dernière marche, la tête entre ses mains, les coudes sur les genoux. Il lui paraissait impossible d’aller plus bas.

Guy lui avait demandé le matin même pourquoi elle avait créé un enfant aussi cruel. Elle n’avait pas répondu avec exactitude. Elle ne l’avait pas créé, il s’était échappé d’elle, comme une force mauvaise, comme une insulte au monde paisible qui entourait La Rousse.

— Mais non, dit-elle à voix basse. Je divague. Il est bien vivant et si quelqu’un l’a créé, c’est bien sa mère. Pas moi.

Elle cria :

— Pas moi !

Puis elle bascula en avant, dévala les escaliers comme malgré elle, ouvrit la porte de séparation avec la grange, traversa celle-ci pour le faire entrer.

— Votre mari n’est pas là ? J’ai cru qu’il était revenu et que vous ne pouviez me recevoir.

— Que veux-tu ? Je suis fatiguée et je veux aller me coucher de bonne heure.

— Il faut que vous veniez, dit-il.

Charlotte recula vers le living :

— Que je vienne où ?

— Ce n’est pas très loin. Pas cinq minutes avec votre scooter. Je crois qu’il est en train de mourir.

CHAPITRE XIII

Qui allait mourir ? Il ne voulait pas le dire. Il s’emportait :

— Mais venez, venez au lieu de discuter. Vous avez bien de quoi le soigner dans votre pharmacie.

— Si tu me dis de quoi il souffre.

— D’une blessure à la jambe. Il est plein de sang. Partout. On n’a pas pu l’arrêter.

Dans son armoire à médicaments elle n’avait pas grand-chose, n’y connaissait rien en médecine. Elle remplit, un peu au hasard, une sacoche en cuir. Restait lucide. L’enfant l’attirait dans un piège. Elle ne savait pas exactement pourquoi, mais elle en était certaine. Lorsqu’elle revint, il était installé à l’arrière du snow-car. Il n’avait jamais douté de son acceptation.

— Par où dois-je aller ?

— Vers la forêt. L’allée principale pas très loin d’ici. Puis je vous indiquerai.

C’est tout juste si la neige gelait en surface, une mince pellicule. Elle roulait lentement, le phare éclairant la masse plus sombre de la forêt qui se rapprochait. Dès qu’elle fut sous les grands arbres elle regretta d’être venue. Un quart d’heure plus tôt elle fuyait, épouvantée, dans toute la maison l’apparition de l’enfant et, parce qu’elle s’était persuadée qu’il était bien vivant, elle s’en méfiait moins. Alors que certainement il n’en était que plus dangereux. Et vers qui allaient-ils ? Son père ? Blessé à la jambe ? Comment ? Et où se trouvait sa mère ?

— Tournez à gauche, cria-t-il dans son dos.

Elle hésitait à s’écarter de la piste principale mais il n’y avait que très peu de congères dans le bois. Elle crut se souvenir qu’il y avait une maison en ruine dans le coin, une ancienne maison forestière. Et puis elle aperçut l’énorme tas de neige au centre d’une clairière où le vent avait pu souffler librement.

— C’est là, cria-t-il.

En effet, il y avait des traces de pas. Une sorte de tunnel à la base du tas de neige.

— Venez.

L’enfant se mit à quatre pattes et elle le suivit. Tout au bout brillait une lumière et non sans étonnement elle reconnut une vieille lanterne sourde fonctionnant au pétrole qu’ils utilisaient en cas de panne d’électricité. Et à côté il y avait le bidon de pétrole qu’elle tenait en réserve.

Elle se redressa, dans une pièce encore en bon état. Murs de pierre, plancher de bois grossier mais solide. Plancher au-dessus. La seule partie de la maison en ruine qui soit habitable. La neige recouvrait le tout, le transformait en igloo. Et puis dans un coin un tas de couvertures, ses couvertures. Émergeant d’elles, un visage pâle, très pâle d’un garçon de douze à quatorze ans.