— Alors vous me foutez à la porte, dit-il. C’est pas très chic de votre part après tout ce que j’ai fait pour vous mais je ne vais pas insister. Mais c’est dommage. Je crois que je me serais beaucoup plu avec vous. Si seulement vous étiez veuve ou divorcée. Mais non. Il y a ce type de Dijon. Même s’il vous emmerde copieusement vous continuez de le supporter.
Il secoua la tête avec une indulgence qu’elle ne lui connaissait pas. Était-ce d’être libéré de son compagnon plus âgé qu’il redevenait un enfant paisible, presque semblable aux autres enfants ?
— Je peux continuer à jouer ? Pas question que je parte juste à la nuit. Peut-être que les flics surveillent le coin. Je dormirai un peu si je peux et puis vers minuit je filerai. Si vous pouvez me donner un peu de fric, quelques provisions aussi. Pas grand-chose. Juste pour voir venir.
— Tu rentres chez toi ?
— Chez moi ? Si vous saviez ce que c’est chez moi vous n’oseriez pas en parler, tiens. Maintenant que je me suis fait la malle, je n’ai pas l’intention de revenir recevoir une trempe. Et puis je ne crois pas que ça leur ferait plaisir. Je peux avoir un peu de chocolat avec des tartines ?
— Je vais te chercher ça, dit-elle.
Le maire lui téléphona peu après. Sans chercher à l’effrayer il essayait de la convaincre de venir au village.
— Nous avons une chambre confortable à votre disposition. Ce sera l’affaire de deux ou trois jours. Nous ne voudrions pas qu’il vous arrive quelque chose de fâcheux, madame Berthod.
— Je vous remercie, dit-elle, mais je n’ai aucune inquiétude. Je préfère rester chez moi.
— Ce n’est pas raisonnable, madame Berthod. Voulez-vous que je vienne vous chercher ?
— Il serait inutile que vous vous dérangiez, monsieur le maire. Je suis certaine qu’il ne se passera rien.
Elle remonta au premier informer Robert, s’étonnant de son indifférence. Il se concentrait sur son pont tournant comme un enfant que l’agitation des adultes laisse froid.
— Le maire veut que je quitte La Rousse pour quelques jours.
— Ils vous traquent tous, dit-il simplement. Maintenant il va avertir votre mari. Ce sera autre chose.
Cette mise au défi la rebella :
— Oh ! Ce sera la même réponse. Je suis quand même assez grande pour savoir ce que je dois faire.
— Ils finiront par vous avoir, dit-il, penché sur son ouvrage. Ils finissent toujours par gagner.
Moins d’une heure plus tard, Guy l’appelait en effet. D’abord il s’efforça de rester calme.
— Tu aurais pu me le dire qu’il y avait eu un drame au pays. Bigre, un gosse assassiné c’est quand même une drôle d’histoire ! Et à proximité de chez nous !
— Je comptais te le dire ce soir, répondit-elle, contractée.
— Tu ne vas quand même pas rester là-bas toute seule ? Que vont penser les gens ?
— Le maire m’a téléphoné.
— Bien sûr et c’était son devoir. Je le comprends parfaitement, cet homme. Tu ne vas quand même pas bouleverser leur vie par ton obstination ? Si tu ne le fais ni pour toi ni pour moi, fais-le pour eux. Ce sont tous de braves gens et tu vas les mettre en peine. Il y a une chambre qui t’attend au village et tu peux prendre tes repas au bistrot. C’est l’affaire de quelques jours. On va retrouver rapidement l’assassin, surtout s’il s’agit d’un maniaque sexuel. Alors tu fais plaisir à tout le monde et dans une petite heure je t’appelle au bistrot du village pour voir si tu es bien installée.
— Non, dit-elle, j’ai décidé de rester ici et je n’en bougerai pas.
— Tu es folle, hurla-t-il, complètement folle ! Et ce n’est pas d’aujourd’hui. Je t’ordonne de quitter La Rousse et de t’installer au village, sinon je viens te chercher.
— Tu ne peux me forcer à partir, répliqua-t-elle d’une voix mal assurée, le visage blanc.
— Tu crois ça ? Dans ce genre de situation il me sera facile d’obtenir tous les concours. On peut t’embarquer de force dans une ambulance et te conduire dans une maison de santé pour quelque temps.
— Une maison de santé ? murmura-t-elle horrifiée.
— C’est ce que j’aurais dû faire depuis longtemps. D’ailleurs tous les médecins que tu as vus sont d’accord sur ce point. Celui de Dijon et celui de là-bas. J’ai eu la faiblesse de trop t’en tolérer. Maintenant c’est fini.
Ne pouvant en supporter davantage, elle raccrocha, se laissa tomber sur un siège. Elle tremblait et claquait des dents comme si un froid glacial s’était abattu sur elle d’un coup. Sous l’effet de la colère, son mari venait de se révéler tel qu’il était. Excédé par cette femme qui se détachait de plus en plus de lui, refusait de vivre auprès de lui à Dijon, d’assumer son rôle d’épouse d’un grand bourgeois de la ville. C’était lui qui devenait fou. De rage, d’humiliation, lui qui n’admettait pas qu’on lui résiste, devant lequel on devait céder ou s’effacer.
À nouveau la sonnerie du téléphone. Elle compta machinalement les appels. Jusqu’à combien irait-il ? Vingt ? Trente ? Elle le connaissait très bien pour estimer qu’il pouvait insister pendant une heure pour l’obliger à répondre.
Poursuivie par les appels de la sonnerie, elle monta au premier, referma la porte derrière elle.
— Vous ne répondez pas ? C’est votre mari ?
— Où en es-tu de ton pont ?
— Ça marche. Il ne me reste plus qu’à construire le mécanisme qui le fait tourner. Vous comprenez, c’est la route qui passera au-dessus, pas le train. Mais je me demande si je pourrais terminer avant de partir. Il faut encore installer le circuit, les rails.
— Je peux t’aider, proposa-t-elle.
— Vous le faisiez pour Antoine ?
— Quelquefois.
Dans le silence qui suivit la sonnerie s’acharnait toujours. Guy ne se doutait pas qu’il détruisait le respect qu’elle avait encore pour lui une heure auparavant. Avec un acharnement dément. Tout partait en poussière.
— Je m’occupe du chemin de fer, dit-elle en s’agenouillant.
— N’oubliez pas les aiguillages. J’ai choisi le schéma numéro trois. Vous n’avez qu’à suivre le plan.
Elle s’absorba si bien dans ce jeu qu’elle ne remarqua pas immédiatement que le téléphone ne sonnait plus. Pour s’en convaincre elle alla ouvrir la porte.
— Il y a déjà cinq minutes, dit l’enfant. Vous ne vous en étiez pas rendu compte ?
— Non.
Charlotte soupira.
— Maintenant il va venir me chercher. Peut-être avec une ambulance et des infirmiers. Passe-moi les rails courbes, maintenant.
— Il a le droit ?
— Je ne sais pas.
— Pourquoi ne divorcez-vous pas ?
— S’il me fait interner, ce ne sera plus possible. Il sait bien ce qu’il fait.
— Vous croyez qu’il va venir ce soir ?
— Il ne faut que deux heures depuis Dijon. Trois si je compte les formalités à remplir… Les complicités, devrais-je dire. Et tout le monde lui donnera raison dans le pays.
Robert vissait le mécanisme très délicat avec beaucoup d’habileté manuelle.
— Il peut avoir un accident sur la route. Se tuer au volant de sa voiture. Que se passera-t-il alors ?
— Eh bien, dit-elle, je serai libre de faire ce qu’il me plaira. Personne ne pourra plus m’imposer sa volonté, et pour me reconnaître pour folle, il faudra des tas d’expertises, de contre-expertises.