— Je vais te ramener chez toi, dit-elle. De toute façon il fallait que j’aille au village.
— Votre engin n’enfoncera pas dans la neige molle ?
— Il faut choisir les endroits où l’on passe mais il est fait pour toutes les neiges. C’est pourquoi il est large et léger. À tous les deux nous ne pesons pas beaucoup.
— C’est vrai, vous n’êtes pas grosse. Si vous aviez les joues moins creuses vous seriez très jolie. Vos cheveux sont naturellement blonds ?
D’abord bouche bée, elle éclata d’un rire pas très convaincant.
— Mais dis donc, pour un petit garçon de dix ans tu poses de drôles de questions.
— Je n’ai pas dix ans.
— Ah ? Plus ou moins ?
Elle ne savait rien de lui, juste son prénom. Lorsqu’il ne voulait pas répondre, il ne cherchait pas de faux-fuyants. Il se taisait simplement et Charlotte se sentait toute intimidée par un être aussi jeune.
— Attends-moi ici. Je vais me changer et je te raccompagnerai chez toi. Est-ce qu’il y a d’autres enfants là-bas ?
Mais elle n’attendait pas de réponse, monta dans sa chambre, prit une combinaison pour le ski, d’autres chaussures, des mi-bottes en phoque. Lorsqu’elle retourna dans sa chambre, il était là, tenant le cadre en aluminium poli entre ses mains.
— Mais que fais-tu là ?
— Qui c’est ?
— Mon fils.
— Et il n’est pas ici ?
— Il est mort.
Elle retourna dans la salle de bains, ne voulant pas éclater en sanglots devant lui. Lorsqu’elle revint dans la chambre il n’était plus là. Il avait soigneusement remis la photographie à sa place. Elle le trouva dans le living, confortablement installé dans une chauffeuse moelleuse.
— On peut y aller.
— Ce n’est pas la peine, dit-il. Je ne viens pas avec vous. Est-ce que je peux rester ici ?
— Mais tes parents ?
— Je ne toucherai à rien.
— Mais ce n’est pas possible…
— Vous avez peur que je vous vole quelque chose ?
— Mais non…
Souvent elle sortait en laissant tout ouvert. Il n’y avait pas de voleurs dans la région. Quant aux rôdeurs de passage, ils n’affrontaient pas le plateau enneigé.
Il parut se résigner.
— Je m’en vais à travers bois, dit-il.
— Mais non, c’est stupide, je peux très bien te ramener chez toi…
Puis elle comprit. Il ne voulait pas qu’elle rencontre ses parents. Avait-il reçu des instructions ou bien avait-il honte de ce qu’elle trouverait dans la ferme Lamy après avoir vu dans quel confort elle vivait ?
— Je peux t’emmener jusqu’en bas de chez toi. Je ne monterai pas si tu ne le veux pas.
Il réfléchit et hocha la tête. Avant de partir elle fit le plein de mélange. Guy avait fait entrer un gros fût avec une pompe à main. Le moteur démarra tout de suite. Le jeune garçon s’installa derrière elle.
Au départ les chenilles soulevèrent beaucoup de neige avant qu’elle n’atteigne le chemin où elle put augmenter sa vitesse. Comme elle ralentissait pour virer à la droite il cria quelque chose qu’elle ne comprit pas, et elle préféra s’arrêter. Il sauta à terre.
— Mais je peux aller plus loin…
Il marchait comme la veille le long de la route. Un vent froid balayait la neige fraîche, accumulait les congères. Elle ne pouvait supporter de le voir s’éloigner ainsi.
— Pierre ?
Comme il ne se retournait pas elle le rejoignit, coupa le moteur.
— Tu reviendras ?
— Pourquoi vous me mettez dehors, alors ?
Charlotte ne trouvait pas tout de suite les explications nécessaires. Il se remit à marcher et elle dut abandonner son scooter pour lui courir après et essaya de le persuader.
— Tes parents peuvent s’inquiéter… Moi je ne demanderais pas mieux que de te garder près de moi.
— Tout le temps ? fit-il avec un tel espoir qu’elle regretta ce qu’elle venait de dire.
— Non, aujourd’hui, et ensuite une ou deux fois dans la semaine. Mais pourquoi ne vas-tu pas à l’école ?
Bon ! Encore une question à ne pas poser. Ces gens de la ferme Lamy devaient rejeter toute contrainte et elle posait des questions de flic. Elle n’était pas très psychologue.
— Évidemment, si je connaissais tes parents. Ton père ou ta mère… Ce serait plus facile pour moi. Tu comprends, je ne voudrais pas qu’ils viennent me reprocher de t’attirer chez moi…
— Pour quoi faire ?
— Mais…
Elle rougit sottement.
— Ça pourrait leur déplaire.
— Non. Pas du tout.
— Eh bien, écoute ! La prochaine fois tu n’as qu’à m’apporter un petit mot de ton père et de ta mère disant qu’ils sont d’accord pour que tu passes quelques heures à La Rousse. Nous pourrons même manger ensemble. Qu’est-ce que tu aimes surtout ?
— Je voudrais manger une oie farcie, dit-il.
Charlotte fut prise d’un fou rire énorme mais le ravala lorsqu’elle vit qu’il la regardait avec un air de reproche méprisant.
— Tu sais, pour trouver une oie dans le pays… Il faudrait que je descende jusqu’à Morez… Et encore je ne suis pas certaine d’en trouver une tout de suite… Je pourrais la commander… En attendant, que voudrais-tu à la place ?
Au lieu de répondre il regarda derrière eux avec effroi. Elle se retourna vivement, aperçut seulement Truc qui accourait à toute vitesse. D’un geste irraisonné elle saisit le petit aux épaules, l’appuya contre elle.
— Il ne faut pas avoir peur. Le pauvre… Il m’a vue partir trop tard et nous court après depuis…
Fou de joie, Truc plaçait ses pattes sur la poitrine de Charlotte, lui léchait la figure.
— Allons, couché !
— Il va me mordre, gémit Pierre. Ne le laissez pas faire. Il est méchant.
— Mais non !
D’ailleurs Truc léchait aussi le petit visage terrifié. Charlotte se mit à rire et Pierre le prit très mal et parut éclater en sanglots nerveux :
— Il a voulu me mordre. Vous êtes méchants tous les deux.
Il partit en courant. Par jeu, Truc voulut le poursuivre, mais Charlotte le retint par le collier.
— Allons, tiens-toi tranquille, tu lui as fait peur, grand imbécile.
Elle cria de toutes ses forces :
— Pierre, n’oublie pas un petit mot de tes parents si tu reviens chez moi.
Mais il ne répondit pas. Sans lâcher le chien elle retourna vers le snow-car, manœuvra pour prendre la direction de Chapelle-des-Bois. Dans le petit café-restaurant elle commanda un café, discuta avec des gens du pays, demanda à la patronne où elle pourrait se procurer une oie.
— Une oie ? C’est qu’on n’est plus au moment des réveillons maintenant. Mais on peut voir du côté de Morez d’ici la fin de la semaine… Vous n’en êtes pas pressée ? C’est pour dimanche ? Votre mari vous amène des invités ?
Elle n’osa pas dire le contraire. Elle sortit en prévenant qu’elle repasserait dans la semaine, se rendit jusqu’à la distillerie où elle décida de déjeuner. Là aussi elle connaissait beaucoup de monde et à la fin du repas le patron lui offrit de la liqueur de gentiane. Truc couché à ses pieds rongeait un gros os.
Lorsqu’elle retourna chez elle, elle se sentait plus euphorique, roulait doucement. Ce qui permettait à Truc de poser ses pattes sur son dossier et de se dresser le nez au vent.
— Il va faire froid cette nuit, mon vieux, et demain tout sera verglacé. Ce sera meilleur pour le scooter. On fera une grande balade. Peut-être qu’on ira jusqu’à Mouthe. Mais je ne te promets rien.