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«J’ai reçu un mot de Louis, son dernier mot», lâcha-t-il subitement en sortant de sa poche un billet chiffonné.

Louis, son fils unique, s’était exilé à Los Angeles depuis belle lurette, après le suicide de sa mère.

«“Faites une croix sur moi, monsieur de Poisson, lut-il d’une voix éraillée. Oubliez que vous avez eu un fils”.

– Il ne te pardonne pas ton divorce ni la mort de ta femme?»

Willi haussa les épaules, l’air résigné.

La perte définitive de son fils fit de lui plus que jamais notre dénominateur commun. Pour le réconforter, je m’empressai de citer mon sage oriental dont je prononçais volontiers les maximes tout en taisant son nom:

«Sur la mer de mélancolie, on ne voit point la terre ferme.»

Willi poussa un soupir de père inconsolable. À en juger d’après ses lèvres crispées, il avait, comme moi, un goût de cendre dans la bouche. Il me répondit par des paroles de son sage préféré, en oubliant lui aussi de mentionner les droits d’auteur. À l’égal de moi, il collectionnait les aphorismes caustiques.

«La mélancolie, dit-il, se guérit par la mélancolie, de même que l’ivrogne se guérit avec du vin.»

Nous nous tûmes et, longtemps, nous gardâmes un silence qui en disait long. De temps en temps, j’accrochais mon regard au ciel étoilé en pensant à notre petite lueur terrestre en face de cette gigantesque absence de vie. Cette nuit-là, tout me semblait mort ou alors en train de mourir, même la terre sur laquelle nous balancions nos chaises d’avant en arrière, comme si nous cherchions à savoir jusqu’où nous pouvions nous pencher sans nous rompre le cou. Je songeai aussi au livre que j’écrirais un jour, dès que j’aurai un peu de temps libre, un livre sur la mort facile en Corse, sur la disparition de Michel, Claude et Dominique, un livre sur la mort avant la mort, dont j’avais déjà le titre.

«Sais-tu, demandai-je soudain à Willi, qu’en une seule journée une bouche humaine perd tellement de cellules vivantes que l’on pourrait en remplir une assiette creuse? Nous faisons notre paquet sans discontinuer.»

Mon ami rit jaune et leva les épaules une fois de plus.

Pour conclure, je décidai de me parer de nouveau de mon sage, le gardant dans l’ombre:

«En tout cas, dis-je, il est moins pénible d’être mort que d’être sur le point de mourir. Rares sont les hommes qui ne meurent qu’une seule fois.»

Dans la pénombre, avec son sourire pincé, Willi ressemblait à une momie bien conservée. Il me toisa du même regard apitoyé dont je le dévisageais. Tout comme lui, je devais ressembler à un défunt ambulant.

Le silence qui se remit à régner commença à m’énerver, surtout quand la lune verdâtre apparut derrière un palmier et jeta un œil sur notre carafe vide.

«Cartes sur table! ordonnai-je de nouveau. J’espère que l’air raréfié que tu respires ne t’a pas complètement vidé la cervelle.

– En ce qui me concerne, rétorqua-t-il, la hauteur ne m’empêche pas de tomber de plus en plus bas. Je suis en train de faire une énorme bêtise, je consens de bon cœur à vieillir.

– Déplorable. J’écrirai en livre là-dessus, me félicitai-je.

– J’espère que ce sera un bouquin posthume.

– Exactement, m’exclamai-je, tu as compris! Son titre est tout prêt: La Mort , sa vie, son œuvre.»

Willi sourit avec malice:

«Parfait. Je suppose qu’il ne te manque que le contenu.

– Chaque chose en son temps, fis-je.

– Ton titre est si lumineux, pensait tout haut mon ami, que ce n’est peut-être pas la peine de le bousiller en écrivant.»

Bien que Willi ne sût pas que je jetais systématiquement au feu tout ce que j’écrivais et que Sandrine me qualifiait de pyromane littéraire, je me sentis un peu offensé.

«As-tu choisi tes derniers mots? demandai-je.

– Quels derniers mots?

– Chacun a le droit d’avoir ses derniers mots! expliquai-je avec ardeur. C’est la seule chose qui reste parfois du verbiage de toute une vie gâchée. C’est le moment de rattraper tout ce qui semblait perdu. Même l’homme le plus insignifiant peut laisser derrière lui de grandes et nobles paroles. Confucius nous donnait ce sage conseiclass="underline" “Si tu veux apprendre à vivre dans la vertu, apprends d’abord à bien mourir.”»

Agitant sa casquette blanche en signe de capitulation, Willi eut du mal à m’arrêter.

«À l’article de la mort, me rétorqua-t-il, tu as encore le temps de devenir quelqu’un, cesser d’être ce que tu étais. Dès que j’aurai un peu de temps, j’inventerai des derniers mots de circonstance, me promit-il solennellement. Tout n’est pas encore perdu pour nous.»

Après ces paroles, les choses ne pouvaient que mal tourner.

À mon réveil, à midi, Margot et Tatiana étaient en train de boucler leur valise commune. Je leur rendis leurs bagues de fiançailles et les accompagnai à l’arrêt de bus. Après notre courte idylle, à la place d’une tache de fruit, il ne me restait sur le petit doigt qu’une trace d’oxyde de métal. Pour la dernière fois, nous mélangeâmes nos nez. Notre baiser fut encore plus maladroit que l’autre fois, la nature ne pouvant prévoir toutes les situations ridicules dans lesquelles se retrouvent les humains.

«J’ai l'impression que Tatiana va avoir un bébé, me dit Margot par la fenêtre de l’autobus qui démarrait.

– De moi? hurlai-je.

– Mais non, de moi!» me cria Margot avec le plus grand sérieux.

Ce furent ses dernières paroles dans ma vie.

Je mourrai sans avoir compris les femmes à fond, me dis-je, avant de repasser par «Chez Napo».

«Mettez-m’en de côté deux douzaines», jetai-je au patron, sans prononcer le mot «oursins», que frappait une interdiction de pêche, ne devant expirer que vingt-quatre heures plus tard.

Il opina du bonnet en me faisant un clin d’œil.

Comment imaginer qu’à ce moment-là le destin se préparait à me rire au nez et que, au lieu de crier à la postérité des derniers mots percutants, je quitterais ce bas monde avec une phrase que j’ai honte de répéter:

«Mettez-m’en de côté deux douzaines!…»

Une fois de plus, j’étais seul au monde, et j’aurais certainement fondu en larmes au beau milieu du village si je n’avais pas été envahi par un sentiment poignant d’amitié et de tendresse à la pensée que le jour même Sandrine atterrirait à l’aéroport de Bonifacio, peu avant le débarquement de Prosper à Porto-Vecchio. Le lendemain, nous partirions tous en croisière: le bateau du Capitaine Carcasse avait déjà bien du mal à se maintenir à la sur-face de l’eau, à ne pas sombrer sous le poids de la nourriture et des boissons que nous y avions chargées.

J’étais fier de mes deux formidables amis, de l’amitié un peu folle qui nous unissait et nous empêchait de vieillir. Une gynécologue-accoucheuse, un biogénéticien, docteur en chimie et en anatomie, et un romancier autoincendiaire, auteur de documentaires pour la télévision française, Sandrine, Prosper et moi nous ressemblions à ces trois singes orientaux qui se moquent du sérieux et de la vanité de l’âge mûr: le premier se couvre les yeux comme s’il n'avait rien vu, le second se bouche les oreilles comme s’il n'avait rien entendu, et le troisième se ferme la bouche pour ne pas trahir un secret commun.