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« Je parie que c’est bien elle. Sacré veinard… »

Kite resta à son poste près de la fenêtre, suivant des yeux les feux arrière jusqu’à ce qu’ils disparaissent au coin de Gonville et Caius. Puis il laissa retomber le rideau.

Bien, bien…

Cela leur donnerait un sujet de conversation pour le lendemain matin. Écoute ça, Dottie. M. Jericho a été emmené au plein cœur de la nuit — bon, d’accord, il était huit heures du soir — par deux hommes, un grand type et un autre qui était de toute évidence un flic en civil. Il est parti sous escorte et sans dire un mot à quiconque. Le grand type et le flic étaient arrivés vers cinq heures, pendant que notre jeune maître se baladait encore dans la campagne. Alors le grand — un inspecteur, sûrement — en avait profité pour poser à Kite toutes sortes de questions : « A-t-il vu quelqu’un depuis qu’il est ici ? A-t-il écrit à quelqu’un ? A-t-il reçu du courrier ? Qu’est-ce qu’il fait de ses journées ? » Puis ils avaient pris ses clés et avaient fouillé l’appartement de Jericho pendant son absence.

C’était louche. Très louche.

Un espion, un génie, un cœur brisé… et maintenant quoi ? Un criminel quelconque ? Très possible. Un simulateur ? Un fuyard ? Un déserteur ! Oui, c’était ça : un déserteur !

Kite retourna s’asseoir près du fourneau et ouvrit son journal du soir.

UN SOUS-MARIN NAZI TORPILLE UN PAQUEBOT, lut-il. ON DÉPLORE LA PERTE DE FEMMES ET D’ENFANTS.

Kite secoua la tête devant la méchanceté du monde. C’était répugnant de voir un jeune homme de cet âge qui ne portait pas l’uniforme et qui se terrait au fin fond de l’Angleterre pendant que des mères et leurs petits se faisaient assassiner.

2

CRYPTOGRAMME

CRYPTOGRAMME : message écrit en chiffre ou sous n’importe quelle forme secrète qui exige une clé pour percer sa signification.

Lexique de cryptographie
(Top secret, Bletchley Park, 1943)

1

La nuit était impénétrable, le froid irrésistible. Emmitouflé dans son pardessus, à l’intérieur de la Rover glaciale, Tom Jericho arrivait à peine à distinguer le frémissement de son souffle et la buée qu’il faisait sur la vitre latérale. Il tendit la main et se ménagea un hublot dans la condensation, se maculant les doigts de saleté froide et mouillée. La lumière de leurs phares éclairait de temps à autre des cottages blanchis à la chaux et des auberges assombries, et ils croisèrent une fois un convoi de camions venant dans l’autre sens. Mais, la plupart du temps, ils avaient l’impression de traverser un espace vide. Il n’y avait ni lampadaires ni panneaux pour les guider, pas de fenêtres éclairées non plus ; pas même la lueur d’une allumette pour troubler l’obscurité. Ils auraient pu être les trois derniers survivants de la terre.

Logie s’était mis à ronfler moins d’un quart d’heure après leur départ de King’s, sa tête s’affaissant un peu plus sur sa poitrine à chaque secousse de la Rover en un mouvement qui le faisait marmonner et opiner du chef, comme en profond accord avec lui-même. À un moment, lors d’un virage un peu brusque, son corps longiligne bascula de côté et Jericho dut le repousser doucement de l’avant-bras.

Leveret, à l’avant, n’avait pas prononcé un mot sauf pour dire, quand Jericho lui avait demandé d’allumer le chauffage, que celui-ci était cassé. Il conduisait avec une prudence exagérée, le visage à quelques centimètres du pare-brise, le pied droit passant sans cesse de la pédale de l’accélérateur à celle du frein. Il y avait des moments où ils semblaient à peine dépasser la vitesse de la marche, de sorte que si, en plein jour, le voyage jusqu’à Bletchley ne prenait guère plus d’une heure et demie, Jericho calcula qu’ils auraient de la chance s’ils arrivaient à destination avant minuit.

« Si j’étais toi, je dormirais un peu, vieille branche », lui avait dit Logie en se faisant un oreiller avec son pardessus. « On a une longue nuit devant nous. »

Mais Jericho n’arrivait pas à dormir. Il enfonça ses mains au fond de ses poches et scruta inutilement la nuit.

Bletchley, pensa-t-il avec répugnance. La sensation même de ce nom sur sa langue lui était déplaisante, coincée quelque part entre le malaise et l’éructation. Entre toutes les villes d’Angleterre, pourquoi fallait-il qu’ils aient choisi Bletchley ? Quatre ans plus tôt, il n’avait jamais entendu parler de cet endroit. Et il aurait pu couler le reste de ses jours dans la même ignorance heureuse s’il n’y avait eu ce verre de sherry dans les appartements d’Atwood, au printemps 1939.

Comme c’était curieux, comme c’était absurde de remonter le fil de son destin et de découvrir qu’il tenait à quelques centilitres de clair manzanilla !

Ce fut aussitôt après cette première approche qu’Atwood organisa pour lui une rencontre avec des « amis » de Londres. Par la suite et pendant quatre mois, Jericho prit le train de bonne heure tous les vendredis matin pour se rendre dans un immeuble de bureaux poussiéreux situé près de la station de métro St James. Là, dans une salle minable équipée d’un tableau noir et d’un bureau de gratte-papier, il fut initié aux mystères de la cryptographie. Et cela se passa exactement comme Turing le lui avait prédit : il fut emballé.

L’histoire de la cryptographie le passionna, des systèmes runiques anciens et des codes irlandais du livre de Ballymote aux noms si exotiques (Le Serpent dans la brande, La Vexation d’un cœur de poète), aux mystères mécanisés de l’Enigma allemande jugés malheureusement impossibles à percer, en passant par les codes du pape Sylvestre II et de Hildegarde de Bingen, par l’invention du cadran à chiffrer d’Alberti — le premier chiffre polyalphabétique — et par les grilles du cardinal de Richelieu.

Il se passionna aussi pour le vocabulaire secret du décryptement, avec ses homophones et ses polyphones, ses digrammes, ses bigrammes et ses nuls. Il étudia l’analyse des fréquences. On lui enseigna les complexités du surchiffrement, du placode et de l’énicode. Au début du mois d’août 1939, on lui proposa officiellement un poste à la Government Code and Cipher School avec un salaire de trois cents livres par an et on lui demanda de rentrer à Cambridge pour y attendre la suite des événements. Le 1er septembre, il se réveilla et apprit par la radio que les Allemands venaient d’envahir la Pologne. Le 3 septembre, jour où l’Angleterre déclara la guerre, un télégramme arriva à la loge du concierge, lui annonçant qu’il devait se présenter le lendemain matin à un endroit qui s’appelait Bletchley Park.

Il quitta King’s suivant les instructions, dès la levée du jour, coincé sur le siège passager de la voiture de sport désuète d’Atwood. Bletchley se révéla être une petite ville de chemin de fer victorienne située à quatre-vingts kilomètres environ à l’ouest de Cambridge. Atwood, qui aimait faire sensation, insista pour baisser la capote de l’auto, et, tandis qu’ils dévalaient les rues étroites en pétaradant, Jericho eut une impression de suie et de fumée, de vilaines petites maisons alignées et de grandes cheminées noires de fours à briques. Ils passèrent sous un pont de chemin de fer, suivirent une allée et obéirent aux gardes armés qui leur faisaient signe de franchir le grand portail. Sur leur droite, une pelouse descendait en pente jusqu’à un lac bordé de grands arbres. À leur gauche se dressait un manoir — une monstruosité basse, tout en longueur, de la fin de l’époque victorienne, en brique rouge et pierre couleur de sable, qui rappelait à Jericho l’hôpital pour anciens combattants où son père était mort. Il jeta un coup d’œil alentour, s’attendant presque à voir des infirmières en guimpe pousser des hommes brisés sur des chaises roulantes.