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« N’est-ce pas absolument hideux ? couina Atwood avec ravissement. Bâti par un juif. Un courtier. Un ami de Lloyd George.  » Sa voix montait à chaque détail, suggérant une sorte d’ascension dans l’horreur sociale. Il se gara brutalement et n’importe comment, dans un jet de gravillons et à deux doigts d’écraser un technicien occupé à dérouler un grand tambour de câble électrique.

À l’intérieur, dans un salon lambrissé qui donnait sur le lac, seize hommes prenaient le café. Jericho fut étonné d’en reconnaître autant. Ils s’entre-regardèrent, à la fois gênés et amusés. Alors, disait leur visage, ils t’ont eu toi aussi. Atwood passait tranquillement de l’un à l’autre, serrant des mains et se permettant des remarques acerbes auxquelles chacun se croyait obligé de sourire.

« Ce n’est pas le fait de se battre contre les Allemands qui me dérange. C’est d’entrer en guerre du même côté que ces sales Polacks. » Il se tourna vers un beau jeune homme au visage tendu, au front haut et large et aux cheveux épais. « Et vous, comment vous appelez-vous ?

— Pukowski, répondit le jeune homme dans un anglais impeccable. Je suis un sale Polack. »

Turing croisa le regard de Jericho et lui adressa un clin d’œil.

Dès l’après-midi, les cryptographes furent divisés en équipes. Turing fut chargé de travailler avec Pukowski sur une reconception de la « Bombe », le décrypteur géant qu’avait construit en 1938 le grand Marian Rejewski, du bureau du chiffre polonais, pour contrer Enigma. Jericho fut affecté aux écuries, derrière le manoir, afin d’analyser les messages radio allemands chiffrés.

Comme ils avaient été bizarres, ces neuf premiers mois de guerre, comme ils avaient paru irréels et — cela semblait absurde à dire à présent — paisibles ! Ils venaient tous les jours à bicyclette des chambres qu’ils louaient dans divers pubs et auberges de campagne situés aux alentours de la ville. Ils déjeunaient et dînaient ensemble au manoir. Le soir, ils jouaient aux échecs et se promenaient dans le parc avant de retourner chez eux à bicyclette. Il y avait même pour s’y perdre un labyrinthe victorien d’ifs taillés.

Tous les dix jours environ, un nouveau rejoignait la troupe — fin lettré, mathématicien, conservateur de musée, marchand de livres rares —, chacun d’eux étant recruté parce qu’il connaissait déjà quelqu’un à Bletchley.

À l’automne sec et enfumé, tout de brun et d’or, aux corbeaux qui tournoyaient dans le ciel, succéda un hiver de carte de vœux. Le lac gela. Les ormes ployèrent sous le poids de la neige. Un rouge-gorge vint picorer les miettes de pain devant la fenêtre de l’écurie.

Le travail de Jericho se révéla plaisamment scolaire. Trois ou quatre fois par jour, un porteur arrivait derrière le manoir en cahotant sur sa moto avec une sacoche de cryptogrammes allemands interceptés. Jericho les triait selon les fréquences et les indicatifs puis les reportait sur des cartes au crayon de couleur — rouge pour la Luftwaffe, vert pour l’armée de terre allemande — jusqu’à ce que, petit à petit, des formes émergent du brouhaha inintelligible. Les stations d’un réseau radio autorisées à se parler librement entre elles formaient, dès qu’elles apparaissaient sur le mur de l’écurie, une sorte d’enchevêtrement à l’intérieur d’un cercle. Les réseaux où seul le quartier général était habilité à émettre et à recevoir des messages avec ses stations avancées, ressemblaient à des étoiles. Des réseaux en cercles et des réseaux en étoiles. Kreis und Stern.

Cette vie idyllique dura huit mois, jusqu’à l’offensive allemande de mai 1940. Jusque-là, les cryptographes n’avaient pas vraiment disposé d’assez de matière pour s’attaquer sérieusement à Enigma. Mais alors que la Wehrmacht balayait la Hollande, la Belgique et la France, le brouhaha se mua en rugissements. De trois ou quatre sacoches de messages, le volume passa à trente ou quarante ; puis à cent ; puis à deux cents.

Ce fut en fin de matinée, une bonne semaine après le début de toute cette précipitation, que Jericho, sentant une main se poser sur son coude, se retourna et découvrit Turing, souriant.

« Tom, je veux absolument te présenter quelqu’un.

— Franchement, Alan, je suis plutôt débordé pour le moment.

— Elle s’appelle Agnes. Je pense vraiment que tu devrais la voir. »

Jericho faillit protester. Un an plus tard, il aurait protesté, mais là, il était encore trop impressionné par Turing pour ne pas lui obéir. Il prit sa veste sur le dossier de sa chaise et l’enfila en suivant Turing sous le soleil de mai.

À cette époque-là, on avait déjà commencé à transformer le parc. La plupart des arbres qui bordaient le lac avaient été abattus pour céder la place à toute une suite de grandes baraques en bois. Le labyrinthe avait été déraciné et remplacé par une construction basse en brique, devant laquelle s’était rassemblée une petite foule de cryptographes. Un bruit curieux sortait de la bâtisse, un son comme Jericho n’en avait jamais entendu auparavant, un bourdonnement associé à un martèlement, quelque chose qui se situait entre le métier à tisser et la presse d’imprimerie. Il suivit Turing à l’intérieur. De l’autre côté de la porte, le bruit devenait assourdissant, se réverbérant sur les murs blanchis à la chaux et le plafond de tôle ondulée. Un général de brigade, un général de l’armée de l’air, deux hommes en bleu de travail et une Wren effrayée qui se bouchait les oreilles se tenaient près du mur et contemplaient une grande machine pleine de cylindres rotatifs. Un éclair d’électricité bleuté formait un arc au-dessus de la machine. Il y avait un sifflement et un crépitement, une odeur d’huile bouillante et de métal surchauffé.

« C’est une nouvelle version de la Bombe polonaise, annonça Turing. Je pensais l’appeler Agnes. » Il posa tendrement ses longs doigts pâles sur la structure métallique. Il y eut comme une détonation et il retira ses doigts. « J’espère qu’elle marche… »

Oh oui ! pensa Jericho en se ménageant un nouveau hublot dans la buée. Ça, pour marcher, elle a marché !

La lune surgit de derrière un nuage, éclairant brièvement la grand-route du nord. Il ferma les yeux.

Elle fonctionna parfaitement, et le monde s’en trouva différent.

Malgré son énervement, Jericho dut s’endormir car, lorsqu’il rouvrit les yeux, Logie s’était redressé et la Rover traversait une petite ville. Il faisait encore nuit et Jericho eut au mal à se repérer.

Mais lorsqu’ils passèrent devant une rangée de boutiques et que les phares éclairèrent brièvement les panneaux du cinéma municipal (À l’affiche cette semaine : EN AVANT LA MARINE et UN JOUR, JE TE RETROUVERAI), il marmonna pour lui-même d’une voix déjà empreinte de lassitude : « Bletchley ».

« Ça, tu l’as dit », fit Logie.

Victoria Road, les bureaux du conseil municipal, une école… La route suivit une courbe et, soudain, dans le lointain au-dessus des trottoirs, une myriade de lucioles sembla fondre sur eux. Jericho se passa la main sur le visage et s’aperçut qu’il avait les doigts gourds. Il se sentait légèrement nauséeux.