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« Quelle heure est-il ?

— Minuit, répondit Logie. La relève. »

Les lucioles étaient en fait des torches tamisées.

Jericho évalua le personnel de Bletchley Park à cinq ou six mille personnes qui devaient faire les trois-huit : minuit-huit heures, huit heures-seize heures, seize heures-minuit. Cela signifiait qu’il y avait peut-être maintenant quatre mille personnes en route, la moitié débauchant et l’autre venant embaucher, ce qui fait que lorsque la Rover arriva à la voie qui conduisait au portail d’entrée, il devenait presque impossible de faire un mètre sans heurter quelqu’un. Leveret ne cessait de se pencher pour hurler par la fenêtre ou de marteler son avertisseur. Une foule compacte s’était déversée sur la chaussée, la plupart à pied, certains à bicyclette. Un convoi de cars essayait de passer. Jericho se dit qu’il y avait une chance sur deux pour que Claire se trouve parmi tout ce monde. Il éprouva soudain l’envie de rétrécir sur son siège, de se couvrir la tête et de s’en aller au loin.

Logie l’examinait avec curiosité. « Tu es sûr que tu vas pouvoir affronter tout ça, vieille branche ?

— Ça va. C’est juste… que c’est difficile d’imaginer qu’on n’était que seize au début.

— Incroyable, n’est-ce pas ? Et ça aura encore doublé l’année prochaine. » L’orgueil qui filtrait dans la voix de Logie céda soudain la place à l’inquiétude : « Mais enfin, Leveret, faites attention ! Vous avez failli renverser cette dame ! »

À la lueur des phares, une tête blonde se tourna vers eux avec colère, et Jericho sentit la nausée l’envahir. Mais ce n’était pas elle. C’était une femme qu’il ne connaissait pas, une femme en uniforme militaire et dont le rouge à lèvres écarlate faisait comme une plaie en travers du visage. Elle avait l’air de s’être tartinée pour un rendez-vous galant. Puis elle brandit le poing en leur lançant : « Allez vous faire foutre ! »

« Enfin, fit Logie, piqué, je croyais que c’était une dame. »

Lorsqu’ils atteignirent le poste de garde, ils durent tous chercher leur carte d’identité. Leveret les prit et les tendit par la fenêtre à un caporal de la RAF. La sentinelle leva son fusil et examina les cartes à la lueur de sa torche, puis elle se baissa et dirigea le faisceau lumineux sur chaque visage alternativement. La luminosité heurta Jericho comme un coup. Il entendit une seconde sentinelle fouiller le coffre.

Il se tourna vers Logie pour échapper à la lumière. « Quand est-ce que ça a commencé ? » Il se rappelait une époque où on ne leur demandait même pas leur laissez-passer.

« Maintenant que tu me poses la question, je ne sais pas très bien. » Logie haussa les épaules. « Je crois que ça s’est encore durci depuis une semaine ou deux. »

Leur carte leur fut rendue. La barrière se leva. La sentinelle leur fit signe de passer. Une pancarte toute neuve se dressait au bord de la route. On leur avait attribué un nouveau nom aux alentours de Noël, et Jericho parvint tout juste à déchiffrer les lettres blanches dans l’obscurité : Government Communication Headquarters.

La barrière métallique retomba derrière eux avec fracas.

2

En dépit du couvre-feu, on devinait la démesure du lieu. Le manoir n’avait pas bougé, les huttes non plus, mais ils ne constituaient plus à présent qu’une fraction du site global. C’était une grande usine de renseignements qui s’étendait devant eux : des bureaux de brique construits de plain-pied, des bunkers de béton et d’acier à l’épreuve des bombes, Bloc A, Bloc B et Bloc C, des tunnels, des abris, des postes de garde et des garages… Il y avait un grand camp militaire juste de l’autre côté des barbelés. Les canons des batteries antiaériennes émergeaient des filets de camouflage, dans les bois voisins. Et d’autres bâtiments étaient encore en construction. Jericho n’avait pas passé un jour à Bletchley sans entendre le vacarme des pelleteuses et des bétonneuses, le martèlement des pioches et le fracas des arbres abattus. Une fois, juste avant son départ, il avait arpenté la distance qui séparait la nouvelle salle de réunion de la clôture du fond, et il l’avait évaluée à huit cents mètres environ. À quoi tout cela pouvait-il servir ? Il n’en avait aucune idée. Il se disait parfois qu’ils devaient contrôler toutes les transmissions radio de la planète.

La Rover dépassa lentement le manoir obscur, le court de tennis et les générateurs, et Leveret se gara non loin des baraques.

Jericho descendit avec raideur de l’arrière de la voiture. Il avait les jambes ankylosées et ses genoux se dérobèrent dès que la circulation sanguine se rétablit. Il dut s’appuyer contre le flanc de la voiture. Son épaule droite semblait figée par le froid. Un canard barbotait quelque part sur le lac, et son cri lui fit penser à Cambridge — à son lit chaud et à ses mots croisés. Il secoua la tête pour en chasser le souvenir.

Logie était en train de lui expliquer qu’il avait le choix entre deux solutions : il pouvait suivre Leveret jusqu’à sa nouvelle chambre et essayer de dormir un peu, ou bien venir se rendre compte de la situation sur-le-champ.

« Pourquoi ne pas commencer maintenant ? » répliqua Jericho. Son retour à la hutte lui serait une épreuve, aussi préférait-il s’en débarrasser tout de suite.

« Tu es sur la bonne voie, mon vieux. Leveret s’occupe de tes bagages, n’est-ce pas, Leveret ? Vous les porterez à la chambre de M. Jericho ?

— Oui, monsieur. » Leveret dévisagea un instant Jericho, puis tendit la main. « Bonne chance, monsieur. »

Jericho serra la main tendue. La solennité de l’instant le surprit. On aurait pu croire qu’il s’apprêtait à sauter en parachute en plein territoire ennemi. Il chercha quelque chose à dire. « Merci beaucoup de nous avoir conduits jusqu’ici. »

Logie se débattait avec la torche camouflée de Leveret. « Mais qu’est-ce qui se passe avec ce truc ? » Il la frappa contre sa paume. « Putain de merde ! Bon, allez, tant pis. »

Il s’éloigna sur ses longues jambes et, après un instant d’hésitation, Jericho serra son écharpe autour du cou et lui emboîta le pas. Dans l’obscurité, ils devaient marcher à tâtons le long du mur antibombes qui entourait la Hutte 8. Logie heurta ce qui semblait être une bicyclette, et Jericho l’entendit jurer. Il laissa tomber la torche qui s’alluma sous le choc. Un filet de lumière indiqua alors l’entrée de la baraque. Il régnait ici une odeur d’humidité et de chaux ; d’humidité, de chaux et de créosote : les odeurs de la guerre de Jericho. Logie secoua la poignée, la porte s’ouvrit et ils pénétrèrent dans la lumière glauque.

Jericho avait tellement changé pendant son mois d’absence qu’il avait pensé — sans la moindre logique — que la hutte aurait changé elle aussi. Or, à l’instant où il franchit le seuil, la familiarité de l’endroit faillit le submerger. C’était comme un rêve récurrent dont l’horreur consiste à savoir exactement ce qui va se passer — la certitude qu’il en a toujours été et qu’il en sera toujours ainsi.

Un couloir étroit et mal éclairé d’une vingtaine de mètres de long peut-être s’étendait devant lui, donnant sur une douzaine de portes. Les cloisons de bois, trop minces, laissaient passer de pièce en pièce le bruit produit par une centaine de personnes en plein travail — martèlement des bottes et des souliers sur les planches nues, brouhaha des conversations, cris occasionnels, raclement des chaises, sonneries des téléphones, clac-clac-clac des machines à chiffrer Type-X dans la salle de Décodage.