La seule différence, infime, était que le grand placard situé juste à droite de l’entrée portait maintenant une plaque sur laquelle on pouvait lire : Lieutenant Kramer, officier de liaison de l’US Navy.
Des visages familiers apparurent devant lui. Kingcome et Proudfoot, qui chuchotaient ensemble devant la salle des Fichiers, s’écartèrent pour le laisser passer. Il leur adressa un signe de tête. Ils le lui rendirent mais ne parlèrent pas. Atwood sortit précipitamment de la salle des Cribles, aperçut Jericho, ouvrit la bouche puis baissa la tête. Il marmonna : « Salut, Tom », puis courut presque en direction de la Recherche.
De toute évidence, personne ne s’était attendu à le revoir ici. Il dérangeait. C’était un mort, un fantôme.
À l’étonnement général et pour le plus grand malaise de Jericho, Logie ne s’apercevait de rien. « Salut, tout le monde ! » Il fit signe à Atwood. « Salut, Frank ! Regarde qui voilà ! Le retour de l’enfant prodigue ! Fais-leur un sourire, Tom, vieille branche, on n’est pas à un enterrement. Pas encore, en tout cas. » Il s’arrêta devant son bureau et se battit avec sa clé pendant au moins trente secondes avant de s’apercevoir que la porte n’était pas verrouillée. « Entre, entre. »
La pièce n’était guère plus grande qu’un placard à balais. Elle avait été le domaine réservé de Turing jusqu’à son départ aux États-Unis, peu avant le décryptement de Shark. C’était donc Logie qui en avait hérité — infime avantage du rang — et il avait l’air absurdement immense alors qu’il se penchait au-dessus de son bureau, comme un adulte qui voudrait essayer un mobilier d’enfant. Il y avait un coffre-fort blindé dans un coin, débordant de messages interceptés, et une corbeille à papier sur laquelle figurait la mention DÉCHETS CONFIDENTIELS. Il y avait un téléphone avec un combiné rouge. Et il y avait des papiers partout : par terre, sur le bureau, sur le radiateur où ils avaient pris un aspect jauni et desséché, dans les corbeilles de courrier et dans les boîtes à fichiers, en tas ou en piles qui avaient dégringolé en éventails.
« Merde, merde, merde. » Logie tenait un message à la main et avait le front soucieux. Il sortit sa pipe de sa poche et en mâchonna l’extrémité. Il parut avoir oublié la présence de Jericho jusqu’à ce que celui-ci toussât pour la lui rappeler.
« Quoi ? Oh, excuse-moi, mon vieux. » Il souligna les mots du message avec sa pipe. « L’Amirauté s’inquiète un peu, on dirait. Conférence au Bloc A à huit heures avec des huiles de la Marine descendues tout droit de Whitehall. Ils veulent savoir où on en est. Skynner panique et demande à me voir sur-le-champ. Putain de merde !
— Skynner sait-il que je suis là ? » Skynner était le chef du département naval de Bletchley. Il n’avait jamais tellement porté Jericho dans son cœur, sans doute parce que Jericho n’avait jamais caché ce qu’il pensait de lui : que c’était une enflure et un bravache dont le principal objectif de guerre était d’arriver à la paix en tant que Sir Leonard Skynner, décoré de l’ordre de l’Empire britannique, avec un siège au Security Executive et un poste assuré à Oxford. Jericho se rappelait vaguement avoir lancé une partie de ces réflexions, ou la totalité, ou peut-être même davantage, à la tête de Skynner lui-même peu de temps avant d’avoir été envoyé se refaire une santé à Cambridge.
« Évidemment qu’il sait que tu es là, vieille branche. Il a fallu que je mette ça au clair avec lui avant d’aller te chercher.
— Et ça ne le gêne pas ?
— Si ça le gêne ? Non. Il est complètement perdu et il ferait n’importe quoi pour revenir à Shark. » Puis Logie ajouta précipitamment : « Désolé, vieux, je ne voulais pas dire… enfin, ça ne veut pas dire qu’aller te chercher est un acte désespéré. Seulement, bon, tu sais… » Il s’assit lourdement et relut le message. Puis il tapota l’extrémité de sa pipe contre ses dents jaunies. « Merde, merde, merde… »
Tandis qu’il l’observait, il vint à l’esprit de Jericho qu’il ne savait presque rien de Logie. Ils avaient travaillé ensemble pendant deux ans, se considéraient sans doute comme des amis mais n’avaient pourtant jamais eu une vraie conversation. Il ne savait même pas si Logie était marié ou s’il sortait avec une fille.
« Je crois que je ferais mieux d’aller le voir. Excuse-moi, vieux. »
Logie réussit à passer de l’autre côté de son bureau et plongea la tête dans le couloir pour crier : « Puck ! » Jericho entendit quelqu’un reprendre le cri un peu plus loin dans la hutte. « Puck ! » Puis quelqu’un d’autre : « Puck ! Puck ! »
Logie ramena sa tête dans le bureau. « Un spécialiste par équipe pour coordonner l’attaque sur Shark. Puck pour cette équipe, Baxter la suivante, et ensuite Pettifer. » Sa tête disparut à nouveau. « Ah ! Ah ! Le voilà. Viens ici, vieux brigand. Aie l’air en vie. J’ai une surprise pour toi. Regarde qui est là ?
— Ah ! Tu es là, mon cher Guy, fit une voix familière dans le couloir. Personne ne savait où tu étais passé. »
Adam Pukowski glissa son corps souple devant Logie, aperçut Jericho et se figea. Cela lui procura un vrai choc. Pour un peu, Jericho aurait pu voir son esprit se battre pour reprendre la maîtrise de ses traits et ramener de force son célèbre sourire sur son visage. Le Polonais finit par y parvenir. Il ouvrit même les bras pour serrer Jericho contre lui. « Tom, c’est… je commençais à croire que tu ne reviendrais jamais. C’est formidable.
— Ça fait du bien de te revoir, Puck. » Jericho lui tapota poliment le dos.
Puck était leur mascotte, leur élément de séduction, leur lien avec le côté aventureux de la guerre. Il était arrivé dès la première semaine pour les mettre au fait de la Bombe polonaise, puis il était retourné en Pologne. Lorsque la Pologne était tombée, il avait fui en France, et quand la France s’était effondrée, il s’était enfui par les Pyrénées. Les histoires les plus romantiques circulaient sur son compte : qu’il avait échappé aux Allemands en se réfugiant dans une bergerie, qu’il s’était embarqué clandestinement sur un vapeur portugais et qu’il avait contraint le capitaine à faire route vers l’Angleterre sous la menace d’un pistolet. Lorsqu’il était réapparu à Bletchley, en hiver 1940, c’est Pinker, le shakespearien, qui l’avait rebaptisé Puck, ce joyeux promeneur de la nuit. Puck avait une mère britannique, ce qui expliquait son anglais quasi parfait et reconnaissable justement parce qu’il prononçait trop bien chaque mot.
« Tu es venu nous aider ?
— On le dirait bien. » Il se dégagea timidement de l’étreinte de Puck. « Pour ce que ça peut valoir.
— Splendide, splendide ! » Logie les contempla un instant avec affection puis se mit à fouiller dans le tas de papiers qui jonchait son bureau. « Où est passé ce truc, maintenant ? C’était là ce matin… »
Puck désigna du menton le dos de Logie et chuchota : « Tu vois, Tom ? Toujours le même organisateur-né.
— Attention, Puck, je t’ai entendu. Attendez. Ce ne serait pas ça ? Non. Oui. Oui ! »
Il se retourna et tendit à Jericho un papier tapé à la machine, portant un tampon officiel et la mention : « Sur ordre du ministère de la Guerre ». Il s’agissait d’un billet de logement qui notifiait à une certaine Mme Ethel Armstrong que Jericho avait droit à une chambre à la pension du Commerce, Albion Street, Bletchley.
« Je dois te dire que je ne sais pas du tout à quoi ça ressemble, vieux. Je n’ai pas pu faire mieux.
— Je suis sûr que ce sera parfait. » Jericho plia la feuille et la fourra dans sa poche. En fait, il était à peu près sûr que ce ne serait pas parfait du tout — les dernières chambres potables de Bletchley s’étaient évaporées trois ans auparavant et les gens devaient maintenant chercher à se loger jusqu’à Bedford, à plus de trente kilomètres de là — mais à quoi aurait-il servi de se plaindre ? Il savait par expérience qu’il ne passerait guère de temps dans sa chambre de toute façon, sauf pour y dormir.