Baxter, qui était le marxiste de service à la hutte, émettait la théorie que la main-d’œuvre de Bletchley (principalement féminine) s’organisait suivant ce qu’il appelait un « paradigme du système de classes anglais ». Les personnes chargées d’intercepter les messages en grelottant dans leurs stations radio côtières appartenaient généralement à la classe ouvrière et œuvraient sans rien savoir du secret d’Enigma. Les personnes chargées de manipuler les Bombes, qui travaillaient non loin de Bletchley, dans les sous-sols de certaines maisons campagnardes et dans une grande installation toute neuve de la banlieue londonienne, étaient des petits-bourgeois et avaient une vague idée de ce qu’ils faisaient. Quant aux filles de la salle de Décodage, au plein cœur du parc, elles appartenaient principalement à la grande bourgeoisie, voire à l’aristocratie, et étaient au courant de tout puisque les secrets leur passaient littéralement entre les mains. Elles recopiaient les lettres des cryptogrammes originaux et, du cylindre placé à droite de la Type-X, surgissait alors lentement une bande de papier adhésif, du genre que l’on voit collé sur les télégrammes, sur laquelle apparaissait le texte décrypté.
« Ces trois-là s’occupent de Dolphin », indiqua Puck en tendant le doigt vers l’autre bout de la pièce, et les deux qui sont à côté de la porte viennent de commencer Porpoise. C’est, si je ne me trompe, la charmante jeune femme qui est ici » — il s’inclina devant elle — « qui se charge de Shark. Vous permettez ? »
Elle était jeune, autour de dix-huit ans, avec de courtes boucles rousses et de grands yeux noisette. Elle leva les yeux et lui adressa un sourire ravageur. Il se pencha au-dessus d’elle et entreprit de dérouler la bande imprimée du cylindre. Jericho remarqua alors que Puck avait laissé négligemment une main sur l’épaule de la jeune fille, aussi simplement que ça, et il se mit à envier l’aisance du geste de Puck. Il lui aurait fallu au moins une semaine pour trouver le cran nécessaire. Puck lui fit signe de se baisser pour lire le message décrypté :
VONSCHULZEQU88521DAMPFER1TANKERWAHR-SCHEINLICHAM63TANKERFACKEL…
Jericho fit courir son doigt le long des signes, séparant les mots et les traduisant mentalement : Le commandant de U-Boot von Schulze se trouvait dans le carré 8852 de la grille. Il avait coulé un vapeur (c’était sûr), un bateau-citerne (probablement) et avait mis le feu à un autre bateau-citerne…
« Ça remonte à quand ?
— C’est indiqué ici, dit Puck. Sechs drei. Le six mars. Nous avons tout décrypté cette semaine jusqu’au changement de code, mercredi soir, alors nous revenons en arrière pour reprendre tous les messages que nous avons ratés plus tôt ce mois-ci. Ça, ça a… quoi ?… six jours. Herr Kapitän von Schulze doit être à cinq cents milles de là maintenant. Je crains que cela n’ait plus qu’un intérêt purement académique.
— Pauvres diables », murmura Jericho en faisant pour la seconde fois courir son doigt sur le ruban. 1DAMPFER1TANKER… Que de morts par le froid, la noyade ou les brûlures sous-entendait cette seule phrase ! Il se demanda comment s’appelaient les navires et si l’on avait déjà prévenu les familles des victimes.
« Nous avons encore à peu près quatre-vingts messages du six à passer dans les Type-X. Je vais mettre deux autres opératrices dessus. Nous devrions avoir fini dans deux heures.
— Et ensuite ?
— Ensuite, mon cher Tom ? Eh bien j’imagine que nous allons reprendre le décryptement des messages depuis février. Mais on ne peut même plus parler d’Histoire. Février ? Février dans l’Atlantique ? C’est de l’archéologie !
— Des progrès sur la Bombe à quatre rotors ? »
Puck secoua la tête. « D’abord, c’est impossible. C’est hors de question. Ensuite, il y a un projet, mais ce projet est une absurdité théorique. Ensuite, il y a un projet qui devrait marcher, mais qui ne marche pas. Ensuite, il y a une pénurie de matériel. Ensuite, il y a une pénurie d’ingénieurs… » Il eut un geste las de la main, comme s’il voulait balayer tout cela.
« Rien d’autre n’a changé ?
— Rien qui nous concerne. D’après les gonios, le quartier général des U-Boote ne serait plus à Paris, mais à Berlin. Ils ont un nouveau transmetteur incroyable à Magdebourg et il paraît qu’ils peuvent atteindre un U-Boot immergé à quinze mètres sous l’eau dans un rayon de deux mille milles. »
Jericho murmura : « Comme ils sont ingénieux ! »
La petite rousse avait fini de déchiffrer le message. Elle arracha le ruban, le colla au dos du cryptogramme et le donna à une autre fille qui sortit rapidement de la pièce. Le message allait maintenant être traduit en anglais identifiable et expédié par téléscripteur à l’Amirauté.
Puck toucha le bras de Jericho. « Tu dois être fatigué. Pourquoi ne vas-tu pas te reposer maintenant ? »
Mais Jericho n’avait pas envie de dormir. « Je voudrais voir tous les messages Shark que nous n’avons pas pu décrypter. Tout depuis mercredi minuit. »
Puck lui adressa un sourire surpris. « Pourquoi ? Tu ne pourras rien en faire.
— Peut-être. Mais je voudrais les voir.
— Pour quoi faire ?
— Je ne sais pas. » Jericho haussa les épaules. « Juste pour les manipuler. Pour avoir une impression. Ça fait un mois que j’ai décroché.
— Tu crois peut-être que quelque chose nous a échappé ?
— Non, pas du tout. Mais Logie me l’a demandé.
— Ah oui. L’“inspiration” et l’“intuition” qui font la célébrité de Jericho. » Puck ne parvenait pas à dissimuler son irritation. « Donc, on délaisse la science et la logique pour se rabattre sur la superstition et les “impressions”.
— Mais bon sang, Puck ! » Jericho commençait à s’énerver lui aussi. « Contente-toi de ne pas me contrarier, si tu préfères voir les choses comme ça. »
Puck le fusilla du regard puis, aussi vite qu’il avait éclaté, l’orage sembla s’apaiser. « Bien sûr. » Il leva les mains en signe de reddition. « Il faut que tu voies tout. Pardonne-moi. Je suis fatigué. Nous sommes tous fatigués. »
Cinq minutes plus tard, lorsque Jericho pénétra dans la grande salle avec le classeur des cryptogrammes de Shark, il découvrit que son ancienne place s’était libérée. Quelqu’un avait même préparé sur son bureau une pile toute neuve de feuilles et des crayons fraîchement taillés. Il jeta un coup d’œil alentour, mais personne ne paraissait lui prêter attention.
Il posa les signaux interceptés sur le bureau puis défit son écharpe. Il toucha le radiateur — comme toujours, il était tiède. Il souffla un peu sur ses mains pour les réchauffer et s’assit.
Il était de retour.
3
À chaque fois qu’on demandait à Jericho pourquoi il était mathématicien — il pouvait s’agir d’un ami de sa mère ou d’un collègue un peu curieux ne s’intéressant absolument pas à la science —, il secouait la tête en souriant et assurait qu’il n’en avait aucune idée. Si on insistait, il lui arrivait, non sans modestie, de les orienter vers la définition que donnait G. H. Hardy dans sa célèbre Apology : « Un mathématicien, c’est comme un peintre ou un poète, c’est un faiseur de formes. » Si cela ne satisfaisait toujours pas, il essayait de s’expliquer en citant l’illustration la plus basique qui lui venait à l’esprit : π — 3,14 —, le rapport de la circonférence d’un cercle à son diamètre. Calculez π à la millième décimale, assurait-il, ou même à la millionième ou davantage, et vous ne verrez aucune forme, aucun motif dans cette suite infinie de chiffres. Elle apparaît aléatoire, chaotique, sans beauté. Pourtant, Leibniz et Gregory peuvent prendre le même nombre et en tirer un motif d’une élégance cristalline :