et ainsi à l’infini. Une telle forme n’avait aucune utilité pratique, mais était tout simplement belle — aussi sublime pour Jericho qu’une voix dans une fugue de Bach — et si ses interlocuteurs ne comprenaient toujours pas ce qu’il entendait par là, alors, tristement, il renonçait à leur expliquer en estimant que c’était une perte de temps.
Suivant un même principe, Jericho trouvait la machine Enigma magnifique — un chef-d’œuvre du génie humain qui créait à la fois le chaos et de minces rubans de sens. Au début de son séjour à Bletchley, il se plaisait à imaginer qu’un jour, après la guerre, il chercherait son inventeur, Herr Arthur Scherbius afin de lui offrir une bière. Puis il avait appris que Scherbius était mort en 1929, tué — le destin était parfois d’un illogisme grotesque — par un cheval emballé, et qu’il n’avait pas vu le succès de son invention.
S’il avait vécu, il aurait connu la fortune. À la fin de 1942, on estimait à Bletchley que les Allemands avaient dû fabriquer une bonne centaine de milliers d’Enigma. Chaque quartier général de l’armée allemande en avait une, chaque base de la Luftwaffe, chaque navire de guerre, chaque sous-marin, chaque port, chaque gare de chemin de fer importante, chaque brigade SS et chaque QG de la Gestapo. Jamais auparavant une nation n’avait confié une part aussi considérable de ses communications secrètes à un seul procédé.
Dans le manoir de Bletchley, les cryptographes détenaient une pleine salle d’Enigma capturées, et Jericho avait passé des heures à jouer avec. C’étaient des machines petites (guère plus d’une trentaine de centimètres de côté sur une quinzaine de centimètres d’épaisseur), portables (elles pesaient douze kilos tout juste) et simples d’utilisation. Il suffisait de régler la machine, de taper le message, et le texte chiffré apparaissait, lettre par lettre, sur un panneau de petites ampoules électriques. Celui qui recevait le message chiffré n’avait qu’à régler sa machine de la même façon et taper le cryptogramme pour qu’apparaisse, épelé sur les ampoules, le texte original en clair.
Tout le génie résidait dans le nombre élevé de permutations différentes que permettait Enigma. Sur une Enigma standard, un courant électrique passait du clavier aux ampoules via un ensemble de trois rotors électrifiés (dont au moins un pivotait d’un cran dès qu’on appuyait sur une touche) et un panneau électrique comportant vingt-six fiches. Les circuits changeaient constamment ; leur nombre potentiel était astronomique, mais encore calculable. Le choix se faisait à partir de cinq rotors différents (on en mettait deux à part), ce qui signifiait qu’on pouvait les régler suivant soixante états différents. Chaque rotor était enfilé sur un axe et disposait de vingt-six positions de départ différentes. Vingt-six puissance trois donnait 17 576. Si l’on multipliait ce nombre par les soixante états potentiels des rotors, on obtenait 1 054 560. Si l’on multipliait cela par le nombre de connexions possibles sur le tableau électrique — environ 150 mille milliards —, on se trouvait alors confronté à une machine qui disposait d’environ 150 trillions de positions de départ différentes. Peu importait combien d’Enigma on avait capturées ou combien de temps on jouait avec elles. Elles ne servaient à rien tant qu’on ne connaissait pas l’ordre des rotors, la position de départ des rotors et les connexions du tableau électrique. Or, les Allemands modifiaient ces données tous les jours, et parfois deux fois par jour.
La machine ne présentait qu’un seul minuscule défaut — mais qui se révélera par la suite fondamental. Une lettre ne pouvait jamais se retrouver codée en elle-même : jamais un A ne pouvait donner un A, ni un B, un B, ni un C, un C… Rien ne retrouve jamais son état initial : voilà le grand principe qui guida le décryptement des codes d’Enigma, la faiblesse infinitésimale que les Bombes exploitèrent.
Imaginons un cryptogramme commençant ainsi :
IGWH BSTU XNTX EYLK PEAZ ZNSK UFJR CADV…
Et supposons que l’on sache que ce message est en provenance de la station météorologique de la Kriegsmarine, dans le golfe de Gascogne, amie particulièrement chère aux cryptologues de la Hutte 8 dans la mesure où ses bulletins commençaient toujours de la même façon :
WEUBYYNULLSEQSNULLNULL
(Relevé météo 0600, WEUB étant une abréviation pour WETTERÜBERSICHT et SEQS venant pour SECHS ; YY et NULL ayant été ajoutés pour égarer les oreilles indiscrètes.)
L’analyste posait alors le texte chiffré à plat et glissait le crible en dessous, avec le principe que rien ne retrouve jamais son état initial. Il continuait alors de faire glisser son crible jusqu’à ce qu’il trouve une position où aucune lettre ne corresponde plus entre les lignes du haut et les lignes du bas. Dans le cas proposé, le résultat donnait :
BSTUXNTXEYLKPEAZZNSKUF
WEUBYYNULLSEQSNULLNULL
À ce moment-là, il devenait théoriquement possible de calculer les positions de départ d’Enigma susceptibles d’avoir produit cette séquence précise de substitutions de lettres. Il s’agissait encore d’un calcul considérable qui aurait pris des semaines de travail à une équipe entière d’êtres humains. Les Allemands estimaient donc, non sans raison, que le peu que les services de renseignement parviendraient à récupérer serait de toute manière trop ancien pour présenter la moindre menace. Mais à Bletchley — et c’est ce que les Allemands n’avaient jamais soupçonné — à Bletchley, on ne se servait pas d’êtres humains. On se servait de Bombes. Pour la première fois dans l’histoire, un code fabriqué en série par une machine était brisé par une autre machine.
Qui avait besoin d’espions à présent ? À quoi pouvaient encore servir les encres sympathiques, les boîtes aux lettres mortes et les rendez-vous nocturnes dans des wagons-lits calfeutrés ? Ce qu’il fallait maintenant, c’étaient des mathématiciens et des ingénieurs avec des burettes d’huile et quinze cents employés de bureau pour traiter cinq mille messages secrets par jour. Ils avaient propulsé l’espionnage dans l’ère de la machine.
Mais rien de tout cela n’avait réellement aidé Jericho à percer Shark.
Shark défiait tous les outils qu’il essayait dessus. Pour commencer, il n’y avait pratiquement pas de cribles. Quand il s’agissait de la clé d’une Enigma de surface, dès que la Hutte 8 était à court de cribles, il y avait des stratagèmes pour y remédier — le jardinage, par exemple. Jardiner consistait à demander à la RAF de larguer des mines sur un carré bien déterminé de la grille navale, juste devant un port allemand. Une heure plus tard, c’était assuré, le responsable du port, avec une efficacité toute teutonique, expédiait un message utilisant toutes les positions d’Enigma du jour pour avertir les navires de prendre garde aux mines sur le carré tant et tant de la grille navale en question. Le signal était alors intercepté et précipité vers la Hutte 8 où il donnait le crible manquant.
Mais on ne pouvait procéder ainsi avec Shark, et Jericho ne disposait que de très vagues suppositions quant au contenu des cryptogrammes. Il y avait huit longs messages en provenance de Berlin. Il devait, supposait-il, s’agir d’ordres indiquant aux U-Boote de se ranger en « meutes de loups » pour attendre les convois annoncés. Les signaux plus courts — il y en avait cent vingt-deux que Jericho rangea dans une pile à part — émanaient des sous-marins eux-mêmes. Ils pouvaient contenir n’importe quoi. Des rapports de bateaux coulés ou de problèmes de machinerie ; le compte de survivants flottant à la surface de l’eau ou de membres d’équipage passés par-dessus bord ; des demandes de pièces détachées et de nouvelles consignes. Les signaux les plus courts étaient les messages météorologiques des U-Boote ou, très rarement, des rapports de contact : « Convoi dans carré grille navale BE9533 route 70 degrés vitesse 9 nœuds… » mais ces données étaient codées, comme les bulletins météo, en prenant une lettre de l’alphabet pour remplacer chaque membre d’information. Alors le tout était chiffré dans Shark.