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Trente secondes plus tard, il était sur le trottoir et se dirigeait prudemment dans l’obscurité vers le poste de garde en réfléchissant à Shark.

Il entendait le clic-clic de hauts talons marchant rapidement à une vingtaine de pas devant lui. Il n’y avait personne d’autre alentour. C’était l’heure creuse : les gens mangeaient ou travaillaient. Les pas précipités s’arrêtèrent à la barrière et, un instant plus tard, la sentinelle braqua sa torche sur le visage de la femme. Elle se détourna avec un murmure de désagrément, et Jericho la découvrit à cet instant, éclairée en pleine obscurité, regardant exactement dans sa direction.

C’était Claire.

Pendant une fraction de seconde, il crut qu’elle l’avait vu. Mais il était dans l’ombre et la panique le faisait reculer de quelques pas tandis qu’elle était aveuglée par la lumière. Avec ce qui lui parut une lenteur infinie, elle leva la main afin de se protéger les yeux. Ses cheveux blonds brillaient d’un éclat blanc.

Il ne pouvait entendre ce qu’elle disait mais, très vite, la torche fut éteinte et l’obscurité régna de nouveau. Puis il entendit la jeune femme s’éloigner sur le chemin, de l’autre côté de la barrière, clic-clic-clic, de toute évidence pressée, le martèlement se perdant rapidement dans la nuit.

Il fallait qu’il la rattrape. Il trébucha le plus vite possible jusqu’au poste de garde, chercha son portefeuille, chercha son laissez-passer, manqua se casser la figure, mais ne parvint pas à trouver ce fichu papier. La torche s’alluma, l’aveugla — Bonsoir, monsieur, Bonsoir, caporal —, et ses doigts lui étaient inutiles, il n’arrivait pas à les faire bouger ; le laissez-passer ne se trouvait pas dans son portefeuille, ne se trouvait pas dans les poches de son pardessus, ne se trouvait pas dans les poches de sa veste, les poches de poitrine maintenant — il n’entendait même plus le bruit des talons, mais simplement les bottes de la sentinelle qui martelaient impatiemment le bitume —, eh oui, c’était bien dans sa poche de poitrine, Tenez, le voilà, Merci, monsieur, Merci, caporal, Bonne nuit, monsieur, Bonne nuit, caporal, bonne nuit, nuit, nuit…

Elle avait disparu.

La lampe de la sentinelle lui avait ôté le peu de vision qui lui restait. Quand il fermait les yeux, il voyait encore l’éclat de la torche, et, dès qu’il les rouvrait, il ne voyait plus que du noir. Il chercha du bout du pied le bord de la route et suivit le virage à tâtons. Cela le conduisit au-delà du manoir et le ramena près des huttes. Au loin, sur la rive opposée du lac, quelqu’un — une autre sentinelle, peut-être — commença à siffler We’ll Gather Lilacs in the Spring Again, puis s’interrompit.

Tout était si calme que Jericho pouvait entendre le vent souffler dans les arbres.

Alors qu’il hésitait, se demandant que faire, une tache de lumière apparut à sa droite, sur le chemin, puis une autre. Sans trop savoir pourquoi, Jericho s’enfonça dans l’ombre de la Hutte 8 tandis que les torches avançaient dans sa direction. Il entendit des voix qu’il ne reconnut pas — une voix de femme et une voix d’homme — chuchotant mais énergiques. Lorsqu’ils arrivèrent pratiquement à sa hauteur, l’homme jeta sa cigarette dans l’eau. Une cascade de points rouges s’acheva dans un sifflement. La femme dit : « Ce n’est qu’une semaine, chéri », puis elle l’enlaça. Les lucioles dansèrent puis se séparèrent et reprirent leur chemin.

Jericho revint sur l’allée. La vision nocturne lui revenait. Il consulta sa montre. Il était 4 h 30. Encore quatre-vingt-dix minutes et il commencerait à faire jour.

Sur un coup de tête, il longea la Hutte 8 sans s’écarter du mur à l’épreuve des bombes. Cela le conduisit au bord de la Hutte 6, où l’on brisait les codes de l’armée de terre allemande et de la Luftwaffe. Tout droit, il y avait un étroit sentier d’herbe rase pour séparer la Hutte 6 du mur extérieur de la section navale. Et au bout de cela, tapi dans l’obscurité, à peine visible, se trouvait le flanc d’une autre baraque, la Hutte 3, où l’on envoyait les messages décryptés afin qu’ils soient traduits et expédiés.

Claire travaillait dans la Hutte 3.

Il regarda autour de lui. Il n’y avait personne en vue.

Il quitta le chemin et trébucha sur le terrain glissant et inégal. À plusieurs reprises, quelque chose s’accrocha à sa cheville — du lierre peut-être, ou un bout de câble abandonné — et faillit le faire tomber. Il lui fallut une bonne minute pour atteindre la Hutte 3.

Là aussi se dressait un mur de béton conçu, non sans optimisme, pour protéger la structure de bois légère contre d’éventuelles explosions. Le mur ne lui arrivait qu’à hauteur du cou mais malgré sa petite taille, Jericho pouvait tout de même regarder par-dessus.

Une rangée de fenêtres avait été ménagée sur le côté de l’édifice. Chaque soir, dès la tombée de la nuit, on fixait sur ces fenêtres, par l’extérieur, des volets à cause du black-out. On ne distinguait donc plus que des spectres de carrés, là où la lumière filtrait autour des cadres. Le plancher de la Hutte 3, comme celui de la Hutte 8, était en bois posé sur une chape de béton et Jericho entendait les pas étouffés des gens qui se déplaçaient à l’intérieur.

Elle devait être en service. Elle devait travailler dans l’équipe de minuit. Elle devait se tenir à un mètre de lui.

Il se hissa sur la pointe des pieds.

Il n’était jamais entré dans la Hutte 3. Pour des raisons de sécurité, on conseillait aux employés d’un secteur du parc de ne pas traîner dans un autre, à moins d’avoir de bonnes raisons. De temps à autre, son travail l’avait conduit au seuil de la Hutte 6, mais la Hutte 3 demeurait un mystère pour lui. Il n’avait aucune idée de ce que Claire pouvait faire. Elle avait essayé de lui en parler une fois, mais il lui avait répondu doucement qu’il valait mieux qu’il n’en sache rien. À certaines remarques, il en avait déduit qu’il devait s’agir d’une sorte de classement et que c’était « mortellement barbant, mon chéri ».

Il se haussa le plus possible, jusqu’à ce qu’il effleure le revêtement d’amiante de la baraque.

Que fais-tu, ma Claire chérie ? Es-tu plongée dans ton classement assommant ou es-tu en train de flirter avec un officier du service de nuit, de bavarder avec les autres filles ou de te creuser la cervelle à faire ces mots croisés que tu trouves infaisables ?

Soudain, une porte s’ouvrit à une quinzaine de mètres sur sa gauche. Un homme en uniforme surgit du rai de lumière terne en bâillant. Jericho se laissa silencieusement glisser jusqu’à avoir les genoux dans la terre mouillée et pressa la poitrine contre le mur. La porte se referma et l’homme commença à marcher dans sa direction. Il s’arrêta à environ trois mètres de Jericho, le souffle rauque. Il parut tendre l’oreille. Jericho ferma les paupières et entendit bientôt un crépitement suivi d’un bruit d’écoulement. Il rouvrit alors les yeux pour découvrir que la silhouette diffuse de l’homme pissait contre le mur, avec force. Cela dura incroyablement longtemps, et Jericho se trouvait assez près pour que lui parvienne une bouffée âcre d’urine imprégnée de bière. Le vent lui apporta même quelques fines gouttelettes et il dut se plaquer la main sur le nez et la bouche pour ne pas vomir. L’homme finit par pousser un profond soupir — presque un grognement — d’aise et referma à tâtons les boutons de sa braguette. Puis il s’éloigna. La porte s’ouvrit, se referma, et Jericho se retrouva seul.