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Sa situation présentait un aspect plutôt comique, et même lui s’en rendrait compte avec le recul. Mais sur le moment, il était au bord de la panique. Comment expliquer raisonnablement ce qu’il était en train de faire ? S’il avait été surpris agenouillé dans l’obscurité, l’oreille collée contre une hutte dans laquelle il n’avait rien à faire, il aurait sans doute eu quelques difficultés — c’était un euphémisme — à s’expliquer. Pendant un instant, il envisagea tout simplement d’entrer dans la baraque pour demander à voir Claire. Mais son imagination se déchaîna à cette perspective. On le jetterait dehors. Ou elle serait absolument furieuse et lui ferait une scène. Ou elle serait au contraire un ange de douceur et il ne saurait plus vraiment quoi dire. Oh ! Salut, chérie. Je passais par là. Tu as l’air en forme. Ah, tiens, j’oubliais ! Je voulais te demander pourquoi tu avais bousillé ma vie ?

Il prit appui sur le mur pour se relever. Le plus court chemin pour regagner la route aurait été d’aller tout droit, mais cela l’obligeait à passer devant la porte de la hutte, aussi jugea-t-il plus prudent de repartir par où il était venu. La peur l’avait rendu plus circonspect. Il posait maintenant le pied bien à plat sur le sol et se retournait tous les cinq pas pour s’assurer que personne d’autre ne bougeait dans la nuit. Deux minutes plus tard, il était de retour devant l’entrée de la Hutte 8.

Il avait l’impression qu’il venait de courir un cross. Il était à bout de souffle, avait percé sa chaussure gauche d’un petit trou et mouillé sa chaussette. Des fragments d’herbe humide adhéraient au bas de son pantalon et il avait les genoux trempés. En outre, son pardessus présentait de grandes traces d’un blanc éclatant là où il s’était frotté contre le mur de béton. Il prit son mouchoir et essaya de se nettoyer un peu. Il finissait tout juste lorsqu’il entendit les autres revenir de la cantine. La voix d’Atwood résonnait dans la nuit : « Il cache son jeu, celui-là. Il ne faut pas s’y fier. C’est moi qui l’ai recruté, vous savez. » À quoi quelqu’un lui fit écho : « Oui, mais il était très bon dans le temps, non ? »

Jericho ne resta pas pour entendre la suite. Il poussa la porte et remonta le couloir presque en courant, ce qui fait qu’il était déjà assis à son bureau, penché sur les signaux, les jointures sur les tempes et les yeux fermés quand les autres analystes pénétrèrent dans la grande salle.

Il demeura ainsi pendant trois heures.

Puck passa vers six heures du matin pour déposer sur son bureau une quarantaine de messages chiffrés, dernière livraison des communications Shark, et pour demander — non sans un certain sarcasme — si Jericho avait enfin « trouvé la solution ». À sept heures, il y eut un remue-ménage d’échelles qu’on posait contre le mur extérieur, et l’on défit les volets du black-out. Une pâle lumière grise filtra dans la hutte.

Pourquoi donc se pressait-elle ainsi dans le parc à cette heure de la nuit ? C’était ce qu’il n’arrivait pas à comprendre. Bien sûr, le simple fait de la revoir après un mois passé à essayer de l’oublier avait de quoi le troubler. Mais, en y réfléchissant, c’était surtout les circonstances qui le dérangeaient. Elle ne se trouvait pas à la cantine, cela ne faisait aucun doute. Il avait scruté chaque table, chaque visage — il avait même été tellement distrait qu’il n’avait pas fait attention à ce qu’on lui donnait à manger. Mais si elle ne mangeait pas à la cantine à ce moment-là, où était-elle ? Avait-elle retrouvé quelqu’un ? Qui ? Qui ? Et sa démarche si pressée. N’y avait-il pas quelque chose de furtif, d’affolé même dans cette allure ?

Sa mémoire lui repassa l’épisode scène par scène : les pas, le rayon de la torche, le mouvement de tête, le petit cri, le halo dans ses cheveux, la façon dont elle avait disparu… C’était encore autre chose. Avait-elle réellement pu parcourir tout le chemin jusqu’à la hutte pendant qu’il cherchait son laissez-passer ?

Il était près de huit heures quand il rassembla les cryptogrammes et les glissa dans la chemise. Autour de lui, les cryptologues se préparaient tous à débaucher — ils bâillaient, s’étiraient et frottaient leurs yeux las en rangeant leur bureau et laissant leurs instructions à l’équipe suivante. Personne ne remarqua que Jericho se dirigeait d’un pas vif vers le bureau de Logie. Il frappa une fois. Il n’y eut pas de réponse. Il essaya la porte, et il se rappela : elle n’était pas fermée.

Il la referma derrière lui et prit le téléphone. Il ne pouvait attendre une seconde de plus ou ses nerfs allaient lâcher. Il composa le 0 et, à la septième sonnerie, à l’instant où il allait raccrocher, une standardiste ensommeillée répondit.

Jericho avait la bouche presque trop sèche pour que les mots puissent sortir. « Officier de service, Hutte 3, s’il vous plaît. »

Presque aussitôt, une voix d’homme résonna avec irritation : « Colonel Coker. »

Jericho faillit laisser tomber le combiné.

« Y a-t-il une Mademoiselle Romilly chez vous ? » Il n’avait pas besoin de déguiser sa voix : elle était tellement tendue et tremblante qu’elle en devenait méconnaissable. « Une Mademoiselle Claire Romilly ?

— Je crois que vous vous êtes complètement trompé de bureau. Qui est à l’appareil ?

— Le centre de santé.

— Oh, bordel de merde ! » Il y eut un coup assourdissant, comme si le colonel avait envoyé le téléphone valser à l’autre bout de la pièce, mais la communication tint bon. Jericho perçut le crépitement d’un téléscripteur et une voix masculine, très civile, dire quelque part dans le fond : « Oui, oui, j’ai effectivement ce nom-là. Entendu. Salut. » L’homme termina une conversation pour en commencer aussitôt une autre. « Ici le registre de l’armée… » Jericho jeta un coup d’œil sur la pendule, au-dessus de la fenêtre. Il était huit heures passées maintenant. Allez, allez… Soudain, un nouveau coup sonore retentit dans le récepteur, bien plus proche, et une voix de femme demanda doucement à l’oreille de Jericho : « Oui ? »

Il s’efforça de paraître détaché, mais sa voix sortit comme un coassement. « Claire ?

— Oh non ! J’ai bien peur que ce ne soit le jour de congé de Claire. Elle ne reprendra son service que demain matin à huit heures. Je peux vous aider ? »

Jericho reposa doucement le combiné sur son support, à l’instant même où la porte s’ouvrait devant lui.

« Oh ! te voilà, vieille branche… »

4

La lumière du jour rétrécissait les baraques.

Le black-out les avait enveloppées d’un certain mystère, mais le matin les révélait telles qu’elles étaient : vilaines et trapues, constituées de murs bruns et de toits goudronnés qui présentaient un air d’abandon prématuré. Le ciel était d’un blanc lustré strié de gris, pareil à un dôme de marbre poli au-dessus du manoir. Un canard au plumage d’hiver terne délaissa le lac en se dandinant pour venir chercher de quoi manger sur le chemin, et Logie faillit l’écraser en passant, ce qui le renvoya précipitamment dans l’eau.

Logie n’avait pas été le moins du monde perturbé de trouver Jericho dans son bureau, et l’excuse soigneusement préparée de ce dernier — à savoir qu’il rangeait les messages Shark — avait été balayée d’un geste.