Cave s’exprimait d’une voix saccadée et métallique, sans regarder son auditoire. Son œil valide restait fixé sur la carte.
« Le convoi HX-229. » Il tapa dessus. « Parti de New York lundi. Quarante bateaux de commerce. Transportent de la viande, des explosifs, de l’huile de graissage, des produits laitiers congelés, du manganèse, du plomb, du bois, du phosphate, du diesel, du kérosène, du sucre et du lait en poudre. » Il se tourna vers eux pour la première fois. Tout le côté gauche de son visage n’était plus qu’une masse de chair violacée et couturée. « J’ajouterai que cela correspond à peu près à deux semaines de lait en poudre pour la totalité des îles Britanniques. »
Il y eut quelques rires nerveux. « Il ne faudrait surtout pas perdre ça », plaisanta Skynner. Les rires s’interrompirent net et il eut l’air tellement perdu dans le silence qui suivit que Jericho le plaignit presque.
À nouveau, la baguette s’abattit.
« Et le convoi HX-229A. Parti de New York mardi. Vingt-sept navires. Cargaisons semblables aux précédentes. Fuel, kérosène, bois, acier, diesel naval, viande, sucre, blé, explosifs. Trois convois. Un total de cent dix-sept navires marchands avec un tonnage brut enregistré de près d’un million de tonneaux et une charge d’un million supplémentaire. »
L’un des Américains — le plus vieux, Hammerbeck — leva la main. « Combien d’hommes impliqués ?
— Neuf mille hommes de la marine marchande. Un millier de passagers.
— Qui sont les passagers ?
— Principalement des appelés du contingent. Quelques dames de la Croix-Rouge américaine. Pas mal d’enfants. Un groupe de missionnaires catholiques, curieusement.
— Seigneur ! »
Cave se permit un sourire crispé. « C’est cela.
— Et de quel côté se trouvent les U-Boote ?
— Je vais peut-être laisser mon collègue répondre à cette question. »
Cave s’assit et l’autre officier britannique, Villiers, lui succéda. Il brandit la baguette.
« La salle de Dépistage des sous-marins avait repéré trois meutes de U-Boote opérationnels dès jeudi minuit — ihi, ihi et là. » Il s’exprimait avec un accent snob qui le rendait à peine compréhensible, du genre à avaler certaines syllabes et à en étirer d’autres sans que ses lèvres eussent jamais l’air de remuer, comme s’il y avait quelque chose de vulgaire — une trahison des mœurs du dilettante — à dépenser trop d’énergie pour parler. « Le Gruppe Raubgraf ihi, à deux cents milles de la côte au Groenland. Le Gruppe Neuland ihi, pratiquement au milieu de l’océan. Et le Gruppe Westmark là, au sud de l’Islande.
— Jeudi minuit ? Vous voulez dire, il y a plus de trente heures ? » Taillés en brosse sur son crâne, les cheveux de Hammerbeck avaient la couleur et la densité de la laine d’acier. Ils brillèrent dans la lumière fluorescente lorsqu’il se pencha en avant. « Et où sont-ils passés maintenant, Bon Dieu ?
— J’ai peur de ne pas en avoir la moiinnndre idée. Je pensais que c’était ce qui nous amenait ihi. Nous sommes plongés dans le noir. »
L’amiral Trowbridge alluma une nouvelle cigarette à son vieux mégot. Il semblait ne plus s’intéresser à Jericho et contemplait maintenant Hammerbeck de ses petits yeux chassieux.
L’Américain leva une fois encore la main. « À combien de sous-marins faites-vous allusion quand vous parlez de ces trois meutes de U-Boote ?
— Je suis désolé de devoir dire qu’ils sont, mmmh, très nombreux, mmmhh, nous les estimons à quarante-six. »
Skynner se tortilla sur sa chaise. Atwood fourragea consciencieusement dans ses papiers.
« Mettons cela au clair », insista Hammerbeck. Il ne manquait pas de suite dans les idées, et Jericho commençait à éprouver une certaine admiration pour lui. « Vous êtes en train de me dire qu’il y a pour un million de tonnage de navires…
— De navires marchands, compléta Cave.
— Vous avez raison, des navires marchands, avec dix mille personnes à bord, dont des dames de la Croix-Rouge américaine et une brochette de toqués de la Bible catholiques, et que tout cela se précipite sur quarante-six U-Boote, et que vous n’avez pas la moindre idée de l’endroit où se trouvent ces U-Boote ?
— Je crains que ce ne soit le cas, oui.
— Quel bordel, commenta Hammerbeck en reprenant sa place. Combien de temps leur faudra-t-il pour arriver là-bas ?
— C’est difficile à dire. » C’était Cave à nouveau. Il avait la curieuse habitude de détourner la tête lorsqu’il parlait, et Jericho s’aperçut qu’il essayait de ne pas montrer sa tempe défoncée. « Le SC est le convoi le plus lent. Il fait à peu près sept nœuds à l’heure. Les HX sont tous les deux plus rapides, l’un fait du dix nœuds et l’autre du onze. Je dirais que nous avons trois jours, au maximum. Après, ils seront à la merci de l’ennemi. »
Hammerbeck s’entretenait à voix basse avec l’autre Américain. Il secouait la tête et faisait des gestes tranchants de la main. L’amiral se pencha en avant et marmonna quelque chose à Cave, qui répondit calmement : « Je crains que oui, monsieur. »
Jericho leva les yeux vers l’Atlantique, vers les pastilles jaunes des convois et les triangles noirs des U-Boote, semés comme autant de dents de requins sur les voies maritimes. La distance qui séparait les vaisseaux de la meute était en gros de huit cents milles. Les navires marchands parcouraient peut-être deux cent quarante milles en vingt-quatre heures. Trois jours paraissaient une évaluation correcte. Mon Dieu, pensa-t-il, pas étonnant que Logie en ait été réduit à me faire revenir.
« Messieurs, s’il vous plaît, puis-je me permettre ? » fit Skynner d’une voix forte pour ramener de l’ordre dans la réunion. Jericho remarqua qu’il affichait à présent son expression de allons, gardons le sourire face à la catastrophe — signe infaillible de panique imminente. « Je crois que nous devrions éviter de sombrer dans le pessimisme. L’Atlantique couvre tout de même trente-deux millions de milles carrés, vous savez. » Il risqua un nouveau rire. « Ça fait un sacré morceau d’océan.
— Oui, rétorqua Hammerbeck, et quarante-six, ça fait une sacrée meute de U-Boote.
— Je vous l’accorde. C’est probablement la plus grande concentration de corbillards que nous ayons jamais eu à affronter, commenta Cave. Je crains que nous ne devions prévoir que l’ennemi risque de chercher le contact. À moins, bien sûr, que nous ne connaissions leurs positions.
Il lança à Skynner un regard lourd de sens que Skynner ignora pour continuer son propos.
« N’oublions pas non plus que ces convois ne sont pas lâchés sans protection, si ? » Il adressa un coup d’œil à la ronde, en quête de soutien. « Ils ont bien une escorte ?
— Certes. » Cave à nouveau. « Ils ont une escorte de… » Il consulta ses notes. « … sept cuirassés, neuf corvettes et trois frégates. Plus divers autres bâtiments.
— Sous les ordres d’un capitaine de frégate expérimenté… » Les officiers anglais s’entre-regardèrent, puis se tournèrent vers l’amiral.
« En fait, c’est son premier commandement.
— Nom de Dieu ! » Hammerbeck s’avança sur sa chaise pour frapper des poings sur la table.
« Si je peux intervenir ihi. Il est évident que nous ne savions pas vendredi dernier, au moment de la constitution des escortes, que nos services de renseignements seraient plongés dans le noir.
— Combien de temps va durer ce black-out ? » C’était la première fois que l’amiral prenait la parole, et tout le monde se tourna vers lui. Il laissa échapper une toux sèche et explosive qui donna l’impression que de petites pièces mécaniques naviguaient librement dans sa poitrine, puis aspira une longue bouffée de fumée avant de faire un geste avec sa cigarette. « Pensez-vous que ce sera fini dans quatre jours ? »