La question s’adressait directement à Skynner, et ils se tournèrent tous vers lui. Il était administrateur, pas cryptologue — il avait été vice-chancelier d’une université du Nord avant-guerre —, et Jericho savait qu’il n’avait aucune idée de réponse. Il n’avait aucun moyen de déterminer si le black-out allait durer quatre jours, quatre mois ou quatre ans.
Skynner répondit prudemment : « C’est possible.
— Oui, bon, tout est possible. » Trowbridge émit un rire rauque qui se mua en une nouvelle quinte de toux. « Est-ce vraisemblable ? Est-il vraisemblable que vous puissiez briser ce code, quel que soit le nom que vous lui donnez — ce Shark — avant que nos convois ne se retrouvent à la portée des U-Boote ?
— Cela passe en toute priorité.
— Mais je sais bien que ça passe en toute priorité, Leonard ! Vous n’arrêtez pas de répéter que ça passe en toute priorité. Là n’est pas la question.
— Eh bien, amiral, puisque vous insistez, amiral, oui. » Skynner carra sa grosse mâchoire héroïquement. Il se voyait sans doute intérieurement diriger son navire de main de maître devant l’attaque du typhon. « Oui, je pense que nous pouvons y arriver. »
Tu es cinglé, pensa Jericho.
« Et vous en êtes tous persuadés ? » L’amiral les fixait tous d’un regard dur. Il avait des yeux de limier, humides et couronnés de paupières rouges.
Logie fut le premier à rompre le silence. Il regarda Skynner, cilla et se gratta la nuque avec l’embout de sa pipe. « J’imagine que nous avons l’avantage d’en savoir beaucoup plus sur Shark qu’auparavant. »
Atwood saisit la balle au bond. « Si Guy pense que nous pouvons y arriver, je respecte infiniment son opinion. Je me rangerai à tout avis qu’il pourra émettre. » Baxter hocha la tête d’un air judicieux. Jericho consulta sa montre.
« Et vous ? questionna l’amiral. Qu’en pensez-vous ? »
À Cambridge, on devait tout juste terminer le petit déjeuner. Kite devait ouvrir le courrier à la vapeur. Mme Sax devait s’agiter avec ses seaux et ses balais. Le samedi, dans le hall, on servait des pâtés de légumes avec des pommes de terre au déjeuner…
Il prit conscience du silence qui régnait soudain et il leva la tête pour s’apercevoir que tout le monde avait les yeux braqués sur lui. Le blond en costume le dévisageait avec une curiosité toute particulière. Jericho se sentit rougir.
Puis il ressentit un sursaut d’irritation.
Par la suite, Jericho devait souvent repenser à ce moment. Qu’est-ce qui l’avait poussé à agir ainsi ? Était-ce la fatigue ? Se sentait-il simplement désorienté, arraché à Cambridge pour se retrouver au plein milieu de ce cauchemar ? Était-il encore malade ? La maladie aiderait sans doute à expliquer ce qui se passerait ensuite. Ou était-il tellement distrait par la pensée de Claire qu’il n’arrivait pas à réfléchir normalement ? Tout ce dont il se souvenait avec certitude était un sentiment étouffant d’ennui. Tu n’es là que pour la galerie, mon vieux. Tu n’es là que pour piper les dés afin que Skynner puisse faire bonne figure auprès des Amerloques. Tu n’es là que pour faire ce qu’on te dit de faire, alors garde tes opinions pour toi et ne pose pas de question. Il en avait soudain assez de tout cela, assez de tout, du black-out, du froid, de l’emploi amical du prénom, de l’odeur de moisi, de l’humidité, de la viande de baleine, de la viande de baleine, à quatre heures du matin…
« À vrai dire, je ne suis pas sûr d’être aussi optimiste que mes collègues. »
Skynner l’interrompit aussitôt. Pour un peu, on entendait les avertisseurs résonner dans son crâne, on voyait les soldats se précipiter sur le pont et les gros canons se braquer vers le ciel tandis que le Skynner, vaisseau de Sa Majesté entre tous, entrait en zone dangereuse. « Tom a été malade, monsieur, je me dois de le dire. Il est parti pendant près d’un mois…
— Pourquoi ? » Le ton de l’amiral sonnait, dangereusement amical. « Pourquoi n’êtes-vous pas optimiste ?
— … et je ne suis pas sûr qu’il soit très au courant de la situation. Vous voudrez bien admettre cela, Tom ?
— Oh, je suis certainement au courant de tout ce qui concerne Enigma, Leonard. » Jericho avait du mal à croire que c’était lui qui parlait. Il poursuivit. « Enigma est un système de chiffrement extrêmement sophistiqué. Et Shark en représente le raffinement le plus élaboré. Je viens de passer huit heures à réexaminer les messages Shark et, euh, pardonnez-moi si je m’exprime mal à propos, mais je crois bien que la situation est grave.
— Mais vous arriviez pourtant à les décrypter ?
— Oui, mais on nous avait donné une clé. Le code météo constituait la clé qui ouvrait la porte. Or, les Allemands ont changé leur code météo, ce qui signifie que nous avons perdu notre clé. À moins qu’il n’y ait eu de nouveaux événements dont je n’ai pas connaissance, je ne vois pas comment nous allons… » Jericho chercha une métaphore. « … forcer la serrure. »
L’autre officier de marine américain, celui qui n’avait pas encore parlé jusqu’à présent — Jericho avait momentanément oublié son nom —, intervint : « Et vous ne nous avez toujours pas fourni ces Bombes à quatre rotors que vous nous avez promises, Frank.
— Ceci est un autre problème », marmotta Skynner. Il foudroya Jericho d’un regard meurtrier.
« Vraiment ? » Kramer… c’était ça. Il s’appelait Kramer. « Si nous avions une Bombe à quatre rotors maintenant, nous n’aurions certainement plus besoin des cribles météo, n’est-ce pas ?
— Eh, attendez un peu, interrompit l’amiral qui suivait cette conversation avec une impatience croissante. Je suis marin, un vieux marin en plus. Et je ne comprends rien à tout ce… jargon… de clés, cribles et Bombes à rotors. Ce que nous voulons faire, c’est ouvrir les voies maritimes depuis l’Amérique, et si nous n’y parvenons pas, nous allons perdre la guerre.
— Écoutez cela, fit Hammerbeck. Bien dit, Jack.
— Et maintenant quelqu’un sera-t-il assez aimable pour me donner une réponse claire à une question claire ? Sortirons-nous avec certitude de ce trou noir d’ici à quatre jours ou pas ? Oui ou non ? »
Les épaules de Skynner s’affaissèrent. « Non, répondit-il avec lassitude. Si vous formulez les choses de cette façon, je ne peux pas vous assurer avec certitude que ce sera fini, non.
— Merci. Donc, si ce n’est pas terminé dans quatre jours, quand pourrez-vous à nouveau lire les codes ? Vous ? Vous, le pessimiste. Qu’en pensez-vous ? »
Jericho eut à nouveau conscience de tous les regards braqués sur lui.
Il s’exprima avec prudence. Le pauvre Logie examinait intensément sa blague à tabac, comme s’il avait voulu se cacher dedans et ne plus en sortir. « C’est très difficile à dire. Le seul point de référence que nous ayons, c’est la dernière période de black-out.
— Et combien de temps a-t-elle duré ?
— Dix mois. »
On aurait dit qu’il avait fait exploser une bombe. Tout le monde se mit à faire du bruit. Les types de la Navy hurlèrent. L’amiral se mit à tousser. Baxter et Atwood s’écrièrent « Non ! » simultanément. Logie poussa un grognement et Skynner secoua la tête en disant : « C’est très défaitiste de votre part, Tom. » Même Wigram, le type blond, émit un reniflement et contempla le plafond, souriant à quelque plaisanterie très personnelle.