« Je ne dis pas que cela nous prendra effectivement dix mois, reprit Jericho dès qu’il put à nouveau se faire entendre. Mais que c’est le repère auquel nous sommes confrontés, et il me semble peu réaliste de compter sur quatre jours. J’en suis désolé, mais c’est ainsi. »
Il y eut un silence, puis Wigram déclara, d’une voix douce : « Eh bien, je me demande…
— Monsieur Wigram ?
— Pardon, Leonard. » Wigram adressa un sourire à la ronde, et la première pensée de Jericho fut qu’il avait un air coûteux — costume bleu, cravate en soie, chemise de Jermyn Street, cheveux pommadés ramenés en arrière et parfumés à l’eau de toilette pour homme : il aurait aussi bien pu sortir du hall du Ritz. Baxter l’avait traité de gigolo, ce qui était le nom de code des espions, à Bletchley.
« Pardon, répétait Wigram. Je pensais tout haut. Je me demandais juste pourquoi Dönitz a décidé de modifier justement cette partie-là du code et pourquoi il a décidé de le faire maintenant. » Il dévisagea Jericho. « D’après ce que vous venez de dire, il semble qu’il n’aurait pu prendre de décision plus catastrophique pour nous. »
Jericho n’eut pas à répondre. Logie le fit pour lui. « Simple routine. Presque certainement. Ils changent de code de temps en temps. C’est de la pure malchance si cela tombe précisément maintenant.
— Simple routine, répéta Wigram. Très bien. » Il sourit une fois encore. « Dites-moi, Leonard, combien de personnes sont au courant de ce code météo et de l’importance qu’il a pour nous ?
— Enfin, Douglas, ricana Skynner. Où voulez-vous en venir ?
— Combien ?
— Guy ?
— Une douzaine de personnes, peut-être.
— Vous ne pourriez pas me faire une petite liste, par hasard ? »
Logie chercha l’approbation de Skynner. « Je, heu, bon, je, heu…
— Merci. »
Wigram se replongea dans son examen du plafond.
Le silence qui suivit fut rompu par un profond soupir de l’amiral. « Je crois que j’ai saisi le sens de cette réunion. » Il écrasa sa cigarette et ramassa sa serviette par terre, à côté de sa chaise. Il entreprit ensuite de ranger ses papiers à l’intérieur, et ses lieutenants suivirent le mouvement. « Je ne puis prétendre que c’est le message le plus heureux qu’il me faille transmettre au chef d’état-major de la Marine. »
Hammerbeck soupira. « Je crois que je ferais mieux d’avertir Washington. »
L’amiral se leva et ils repoussèrent tous leur chaise d’un seul mouvement pour l’imiter.
« Le lieutenant Cave nous servira de liaison avec l’Amirauté. » Il se tourna vers Cave. « Je voudrais un rapport quotidien. À y réfléchir, peut-être même vaudrait-il mieux qu’il y en ait deux.
— À vos ordres, amiral.
— Lieutenant Kramer, vous restez ici et vous tenez le capitaine de frégate Hammerbeck au courant ?
— Bien sûr, amiral. À vos ordres, amiral.
— Bien. » Il enfila ses gants. « Je propose que nous reprenions cette réunion dès qu’il y aura de nouveaux éléments à examiner. En espérant que cela se produira avant quatre jours. »
À la porte, le vieil homme se retourna. « Il ne s’agit pas seulement d’un million de tonneaux de cargaison et de dix mille hommes, vous savez. Il s’agit d’un million de tonneaux de cargaison et de dix mille hommes tous les quinze jours. Et ce ne sont pas seulement les convois qui sont en jeu, c’est notre obligation de ravitailler la Russie. C’est notre seule chance d’envahir l’Europe pour en chasser les nazis. C’est tout un ensemble. C’est de la guerre tout entière qu’il s’agit. » Il laissa échapper un de ses petits rires sifflants. « Non que je veuille faire peser la moindre pression sur vous, Leonard. » Il hocha la tête. « Au revoir, messieurs. »
Alors qu’ils marmonnaient tous leur « au revoir, amiral », Jericho entendit Wigram glisser à Skynner : « Je vous parlerai plus tard, Leonard. »
Ils écoutèrent les visiteurs descendre les marches de béton puis atteindre les gravillons du sentier, au-dehors. Et soudain, la pièce fut plongée dans le silence. Une brume de tabac bleutée flottait au-dessus de la table comme la fumée sur un champ de bataille déserté.
Skynner avait les lèvres serrées. Il fredonnait sans y penser. Il rassembla ses documents en une pile bien nette dont il lissa les bords avec un soin exagéré. Personne ne parla pendant ce qui sembla un long moment.
« Bon, finit par lâcher Skynner. Le triomphe a été complet. Merci, Tom. Merci de tout cœur. J’avais oublié quel puissant appui vous pouviez être. Vous nous avez manqué.
— C’est ma faute, Leonard, intervint Logie. Je l’ai mal informé. J’aurais dû mieux lui expliquer la situation. Désolé. La précipitation.
— Pourquoi ne retourneriez-vous pas à la hutte, Guy ? En fait, pourquoi ne partiriez-vous pas tous pour me laisser avoir une petite conversation avec Tom.
— Quel imbécile », glissa Baxter à Jericho.
Atwood lui prit le bras. « Allez, Alec, viens.
— Oui, mais c’est quand même un fieffé imbécile. »
Ils sortirent.
La porte venait à peine de se fermer quand Skynner annonça : « Je ne voulais pas de vous ici.
— Ce n’est pas ce que m’a dit Logie. » Jericho croisa les bras pour empêcher ses mains de trembler. « Il m’a assuré qu’on avait besoin de moi, ici.
— Je ne voulais pas que vous reveniez, non pas parce que vous êtes un imbécile — Alec se trompe là-dessus. Vous n’êtes pas un imbécile. Mais vous êtes une épave. Vous êtes fini. Vous avez déjà craqué une fois sous la pression, et vous allez recommencer, comme l’indique clairement votre petit numéro de tout à l’heure. Vous ne pouvez plus nous être de la moindre utilité. »
Skynner appuyait négligemment son gros postérieur contre le bord de la table. Il s’exprimait sur un ton amical et, en le voyant de loin, on aurait pensé qu’il échangeait quelques plaisanteries avec une vieille connaissance.
« Alors, qu’est-ce que je fais ici ? Ce n’est pas moi qui ai demandé à revenir.
— Logie a une très haute opinion de vous. Il dirige la hutte et je l’écoute. Et puis, il faut être honnête, vous avez, ou plutôt vous aviez, la meilleure réputation de cryptographe de tout Bletchley après Turing. Vous avez marqué l’histoire, Tom. Vous êtes presque une légende. Et le fait de vous faire revenir, de vous laisser assister à cette réunion, était une façon de montrer à nos maîtres à quel point nous prenons cette crise, heu, temporaire au sérieux. C’était un risque. Et j’ai eu visiblement tort de le prendre. Vous avez tout fichu par terre. »
Jericho n’était pas quelqu’un de violent. Il n’avait jamais frappé qui que ce fût, pas même lorsqu’il était gosse, et il savait qu’il était heureux d’avoir échappé au service militaire : avec un fusil, il n’aurait représenté une menace pour personne d’autre que ceux de son propre camp. Mais il y avait un lourd cendrier de cuivre posé sur la table — l’extrémité sciée d’un moule à obus d’une quinzaine de centimètres — et Jericho fut tenté de le balancer au visage suffisant de Skynner. Celui-ci parut le sentir. En tout cas, il écarta son postérieur de la table et se mit à arpenter la pièce. Ce devait être l’un des avantages qu’il y avait à être fou, pensa Jericho. Personne ne pouvait prédire réellement vos actes.