« C’était beaucoup plus simple avant, hein ? fit Skynner. Une maison perdue dans la campagne. Une poignée d’excentriques. Personne ne vous attend particulièrement. On traîne. Et puis voilà que vous vous retrouvez impliqué dans le plus grand secret de la guerre.
— Et c’est à ce moment-là que des gens comme vous débarquent.
— Exactement, parce qu’il en faut, des gens comme moi, pour s’assurer qu’une arme aussi remarquable soit utilisée convenablement.
— Oh ! Parce que c’est ce que vous faites, Leonard ? Vous vous assurez qu’on utilise l’arme convenablement. Je me le suis souvent demandé. »
Skynner cessa de sourire. Il était grand, pas loin d’une tête de plus que Jericho. Il s’approcha tout près et Jericho sentit les relents de cigarette et de transpiration qui imprégnaient ses vêtements.
« Vous ne savez plus ce que représente cet endroit. Vous n’avez plus la moindre idée du problème. Les Américains par exemple. Devant qui vous venez de m’humilier. De nous humilier. Nous sommes en train de négocier avec les Américains pour… » Il s’interrompit. « Ça ne vous regarde pas. Disons simplement que lorsque vous… lorsque vous vous laissez aller comme vous l’avez fait, vous ne soupçonnez même pas quels enjeux vous compromettez. »
Skynner avait une mallette sur laquelle figuraient l’emblème royal et les initiales « G VI R » en lettres dorées à demi effacées. Il glissa ses documents à l’intérieur et la verrouilla à l’aide d’une petite clé attachée à sa ceinture par une longue chaîne.
« Je vais faire en sorte que vous soyez muté du service de décryptement pour une tâche où vous ne pourrez plus nuire. En fait, je crois que je vais carrément vous faire transférer loin de Bletchley. » Il remit la clé dans sa poche et donna une petite tape dessus. « Vous ne pouvez retourner à la vie civile, bien sûr, pas tant que la guerre n’est pas terminée, pas en sachant ce que vous savez. Mais j’ai appris que l’Amirauté cherchait quelqu’un pour faire des statistiques. Plutôt ennuyeux, mais une bonne planque pour un homme de votre… fragilité. Qui sait ? Peut-être rencontrerez-vous une gentille fille. Quelqu’un de plus… — comment dirais-je ? — de plus adapté que la personne que, me semble-t-il, vous fréquentiez ici. »
Jericho essaya de le frapper, pour de bon cette fois-ci, mais pas avec le cendrier, avec ses poings, ce qui, rétrospectivement, se révéla une erreur. Skynner s’esquiva de côté avec une grâce surprenante puis détendit la main droite pour saisir l’avant-bras de Jericho. Il enfonça profondément ses doigts dans la chair tendre.
« Vous êtes malade, Tom. Et je suis plus fort que vous, sur tous les plans. » Il resserra son étreinte pendant une seconde ou deux, puis lâcha brusquement sa prise. « Et maintenant, disparaissez ! »
5
Seigneur, qu’il se sentait fatigué ! L’épuisement le harcelait comme une créature vivante, s’accrochait à ses jambes, pesait sur ses épaules. Jericho s’appuya contre le mur extérieur du Bloc A, posa sa joue sur le ciment lisse et humide, et attendit que son pouls reprenne un rythme normal.
Qu’avait-il fait ?
Il fallait qu’il s’allonge. Il fallait qu’il trouve un trou dans lequel se terrer pour se reposer. Comme un ivrogne qui cherche ses clés, il tâta d’abord une poche, puis l’autre, avant d’en extirper sa fiche de logement qu’il lorgna d’un œil torve. Albion Street ? Où était-ce ? Il se rappelait très vaguement. Il la reconnaîtrait en la voyant.
Il s’écarta du mur et tourna le dos au lac pour se diriger, à pas prudents, vers la route qui conduisait à la grille d’entrée. Une petite voiture noire était garée une dizaine de mètres devant lui, et la porte au conducteur s’ouvrit lorsqu’il arriva à sa hauteur. Une silhouette en uniforme bleu apparut.
« Monsieur Jericho ! »
Jericho le regarda avec surprise. C’était l’un des Américains. « Lieutenant Kramer ?
— Salut. Vous rentrez chez vous ? Je peux vous déposer ?
— Non, merci. C’est vraiment tout près.
— Allez. » Kramer donna une petite claque sur le toit de la voiture. « Je viens de l’avoir. Ça me ferait plaisir. Venez donc. »
Jericho s’apprêtait à décliner une nouvelle fois l’invitation quand il sentit ses jambes se dérober sous lui.
« Pas de panique, mec. » Kramer bondit et le reçut dans ses bras. « Vous êtes complètement vanné. La nuit a été longue, je suppose ? »
Jericho se laissa guider jusqu’à la portière et pousser sur le siège passager. Il faisait froid à l’intérieur de la petite auto et l’odeur qui y régnait indiquait qu’elle n’avait pas servi depuis longtemps. Jericho se dit qu’elle avait dû faire la fierté et le bonheur de quelqu’un jusqu’à ce que le rationnement d’essence la remise au garage. Le châssis oscilla lorsque Kramer prit place derrière le volant puis claqua la portière.
« Il n’y a pas beaucoup de gens qui disposent de leur propre voiture par ici. » Jericho se trouva une voix étrange, comme lointaine. « Vous n’avez pas de mal à trouver de l’essence ?
— Oh, non. » Kramer mit le contact et le moteur se mit à pétarader. « Vous nous connaissez. On peut en avoir autant qu’on veut. »
L’automobile fut soigneusement inspectée à l’entrée. Puis la barrière se leva et ils avancèrent, passèrent devant la cantine et la salle des fêtes pour filer jusqu’au bout de la Wilton Avenue.
« C’est par où ?
— À gauche, je crois. »
Kramer alluma l’un de ses petits clignotants orangés puis s’engagea dans la rue qui conduisait en ville. Il avait un beau visage — juvénile et carré, avec un reste de hâle qui suggérait des missions outre-mer. Il devait avoir dans les vingt-cinq ans et avait l’air en pleine forme.
« Je crois qu’il faut que je vous remercie pour ce que vous avez fait.
— Me remercier ?
— À la conférence. Vous avez dit la vérité alors que tous les autres nous balançaient des conneries. “Quatre jours”… Bon Dieu !
— Ils se montraient simplement loyaux.
— Loyaux ? Allons, Tom. Ça ne vous dérange pas si je vous appelle Tom ? Moi, d’ailleurs, c’est Jimmy. On leur a graissé la patte, c’est tout.
— Je ne crois pas que nous devrions avoir… » L’étourdissement était passé et, dans la clarté d’esprit qui lui succédait toujours, il apparut à Jericho que l’Américain avait dû attendre qu’il quitte la réunion. « Cela ira comme ça. Merci.
— Vraiment ? Mais nous avons à peine roulé.
— S’il vous plaît, arrêtez-vous. »
Kramer se gara contre le trottoir, devant une rangée de petits pavillons et coupa le moteur.
« Tom, écoutez-moi une minute, voulez-vous ? Les Allemands ont mis au point Shark trois mois après Pearl Harbor…
— Attendez…
— Détendez-vous. Personne n’écoute. » C’était vrai. La rue était déserte. « Trois mois après Pearl Harbor, voilà qu’on se met à perdre des bateaux comme si nous n’étions plus dans le coup. Mais personne ne nous dit pourquoi. C’est que nous ne sommes que des nouveaux ici — on se contente d’envoyer des convois en suivant les instructions de Londres. À la fin, les choses vont tellement mal qu’on finit par vous demander ce qui arrive à vos superservices de renseignements. » Il agita l’index en direction de Jericho. « Et ce n’est qu’à ce moment-là qu’on nous parle de Shark.
— Je ne peux pas en entendre davantage », protesta Jericho. Il essaya d’ouvrir la portière mais Kramer se pencha par-dessus lui et s’empara de la poignée.