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« Je ne cherche pas à vous retourner contre les vôtres. J’essaye juste de vous expliquer ce qui se passe ici. Quand on nous a parlé de Shark, l’année dernière, nous avons commencé à faire quelques vérifications. Rapides. Et enfin, après une sacrée bagarre, on a réussi à obtenir quelques chiffres. Vous savez combien de Bombes vous aviez à la fin de l’été dernier ? Après deux ans de manufacture ? »

Jericho regardait droit devant lui. « Je n’ai pas accès à ce genre d’informations.

— Cinquante ! Et vous savez combien nos types de Washington assurent qu’on pourrait en fabriquer en quatre mois ? Trois cent soixante !

— Eh bien construisez-les, alors, puisque vous êtes tellement formidables ! s’emporta Jericho.

— Oh non, répliqua Kramer. Vous ne comprenez pas. Nous n’avons pas le droit. Enigma est un bébé britannique. Officiel. Le moindre changement de statut doit être négocié.

— Est-ce qu’on le négocie ?

— À Washington. En ce moment même. Votre M. Turing est là-bas pour ça. Entre-temps, nous devons nous contenter de ce que vous nous donnez.

— Mais c’est absurde. Pourquoi ne pas fabriquer les Bombes de toute façon ?

— Allons, Tom ! Réfléchissez trente secondes. C’est vous qui avez toutes les stations d’interception par ici. C’est vous qui avez la matière première. Nous sommes à trois mille milles de là. Plutôt dur de capter les messages de Magdebourg en Floride. À quoi ça servirait d’avoir trois cent soixante Bombes et nulle part où les faire sauter ? »

Jericho ferma les yeux et revit la figure congestionnée de Skynner, entendit sa voix menaçante : « Vous ne savez plus ce que représente cet endroit… Nous sommes en train de négocier avec les Américains pour… vous ne soupçonnez même pas quels enjeux vous compromettez…  » Maintenant au moins, il comprenait les raisons de la colère de Skynner. Son petit empire, si douloureusement assemblé, brique bureaucratique par brique bureaucratique, était menacé de destruction par Shark. Et la menace ne venait pas de Berlin. Elle venait de Washington.

« Ne prenez pas mal mes propos, poursuivait Kramer. Ça fait un mois que je suis ici, et je trouve que ce que vous avez réussi à faire est incroyable. Prodigieux. Et personne chez nous ne parle de prendre le contrôle là-dessus. Mais ça ne peut pas non plus continuer de cette façon. Pas assez de Bombes. Pas assez de machines à écrire. Ces huttes, bon Dieu ! “C’était dangereux, papa, la guerre ? — Tu parles, mon fils, j’ai bien failli mourir de froid.” Est-ce que vous savez que l’opération s’est pratiquement arrêtée parce que vous manquiez de crayons de couleurs ? De quoi parlons-nous, là ? Il y a des hommes qui doivent mourir parce que vous n’avez pas assez de crayons ? »

Jericho se sentait trop las pour discuter. En outre, il en connaissait assez long pour savoir que c’était vrai : trop vrai. Il se rappela une nuit, dix-huit mois plus tôt, où on lui avait demandé de faire le guet au Shoulder of Mutton, debout près de la porte, dans le noir complet, à boire des demis panachés, pendant que Turing, Welchman et deux autres grands chefs se retrouvaient dans une salle du haut pour écrire une lettre commune à Churchill. Exactement la même histoire : pas assez de personnel, pas assez de dactylos, l’usine de Letchworth qui fabriquait les Bombes — elle produisait autrefois surtout des caisses enregistreuses — se retrouvait à court de pièces détachées, à court de main-d’œuvre… Cela avait fait du bruit quand Churchill avait reçu la lettre — un ouragan sur Downing Street, des carrières brisées, toute la machinerie ébranlée — et la situation s’était améliorée, pendant quelque temps. Mais Bletchley était un enfant insatiable. Plus on le nourrissait, plus son appétit augmentait. « Nervos belli, pecuniam infinitam. » Ou, comme Baxter l’avait formulé plus prosaïquement, au bout du compte, tout était toujours une affaire d’argent. Les Polonais avaient dû céder Enigma aux Britanniques. Maintenant, il allait falloir que les Angliches la partagent avec les Amerloques.

« Je ne peux pas être mêlé à tout ça. Il faut vraiment que je dorme. Merci de m’avoir accompagné. »

Il posa la main sur la poignée et, cette fois, Kramer ne chercha pas à l’en empêcher. Il était déjà à moitié sorti quand Kramer annonça : « J’ai entendu dire que vous avez perdu votre père à la dernière guerre. »

Jericho se figea. « Qui est-ce qui vous a dit ça ?

— J’ai oublié. C’est important ?

— Non. Ce n’est pas un secret. » Jericho se massa le front. Il sentait venir une méchante migraine. « C’est arrivé avant ma naissance. Il a été blessé par un obus à Ypres. Il a survécu quelque temps, mais n’était plus bon à grand-chose après ça. Il n’est jamais sorti de l’hôpital. J’avais six ans quand il est mort.

— Qu’est-ce qu’il faisait dans la vie ? Avant d’être blessé ?

— Il était mathématicien. »

Il y eut un instant de silence.

« À un de ces jours », fit Jericho. Il descendit de voiture.

« Mon frère est mort aussi, déclara soudain Kramer. Il a été parmi les premiers. Il était dans la marine marchande. Les bateaux Liberty. »

Évidemment, pensa Jericho.

« Ça s’est passé pendant le trou noir de Shark, je suppose ?

— C’est ça. » Kramer semblait triste, puis se força à sourire. « Restons en contact, Tom. Si je peux faire quelque chose pour vous… il suffit de demander. »

Il se pencha et referma la portière d’un coup sec. Jericho resta seul sur le bas-côté et regarda Kramer exécuter un demi-tour rapide. La voiture pétarada puis entreprit à vive allure l’ascension de la côte en direction du parc, ne laissant derrière elle qu’un petit nuage de fumée malpropre dans l’air matinal.

3

CAPTURE

CAPTURER :v., dérober du matériel cryptographique à l’ennemi ; CAPTURE : n., tout objet dérobé à l’ennemi qui renforce les chances de percer ses codes ou chiffres.

Lexique de cryptographie
(Top secret, Bletchley Park, 1943)

1

Bletchley était une ville de chemin de fer. La ligne principale Londres-Écosse la coupait en deux, et la voie secondaire qui allait d’Oxford à Cambridge la coupait encore en deux dans l’autre sens, ce qui faisait que partout où vous vous trouviez, il n’y avait aucun moyen d’échapper aux trains : leur bruit, l’odeur de suie, la vision de leur fumée brunâtre s’élevant au-dessus des toits imbriqués. Les maisons des lotissements étaient elles aussi marquées par le chemin de fer, bâties avec les mêmes briquettes rouges que la gare et les hangars à locomotives, dans le même style industriel austère.

La Pension du Commerce, Albion Street, se trouvait à environ cinq minutes de marche de Bletchley Park et tournait le dos à la voie ferrée principale. Sa propriétaire, Mme Ethel Armstrong, avait, comme son établissement, une bonne cinquantaine d’années, une solide constitution et une physionomie rébarbative de fin d’époque victorienne. Son mari avait succombé à une crise cardiaque un mois après le début de la guerre, à la suite de quoi elle avait converti leur maison de trois étages en un petit hôtel. À l’instar des autres habitants de la ville — et ils étaient à peu près sept mille —, elle n’avait aucune idée de ce qui se passait au manoir du bout de la rue, et cela ne l’intéressait pas le moins du monde. Tout ce qui comptait pour elle, c’était le côté lucratif de la situation. Elle réclamait trente-huit shillings par semaine et attendait de ses cinq pensionnaires qu’ils lui cèdent contre des repas la totalité de leurs tickets de rationnement. Au printemps 1943, elle avait fini par accumuler un millier de livres en bons de la Défense nationale et assez de vivres entreposés dans sa cave pour ouvrir une épicerie de taille convenable.