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L’une de ses chambres s’était libérée le mercredi et, dès le vendredi, on lui avait fait parvenir un avis de cantonnement lui demandant de loger un certain M. Thomas Jericho. Les biens dudit Jericho avaient été transférés d’une précédente adresse à sa porte le matin même : deux cartons d’affaires personnelles et une vieille bicyclette de fer. Elle avait poussé la bicyclette dans la cour, derrière la maison, et porté les cartons dans la chambre.

L’une des caisses était remplie de livres. Deux Agatha Christie. Un Mémento des résultats élémentaires de mathématiques pures et appliquées, deux volumes signés d’un type nommé George Shoobridge Garr. Principia mathematica, etc. Un opuscule, qui avait une inquiétante consonance germanique — Des nombres calculables, avec une application au Entscheidungsproblem — dédicacé « à Tom, avec mon respect amical, Alan ». D’autres livres encore, bourrés de mathématiques, l’un d’eux ayant été tant de fois lu qu’il tombait en morceaux et était hérissé de tickets de bus et de tram servant de marque-pages, un dessous de verre frappé d’une marque de bière et même un brin d’herbe. Il s’ouvrit sur un passage souligné d’un trait épais :

« Il y a en tout cas un but que peuvent servir les mathématiques réelles en temps de guerre.

Lorsque le monde sombre dans la folie, le mathématicien peut trouver dans les mathématiques un calmant incomparable. Car les mathématiques sont, parmi l’ensemble des arts et des sciences, les plus éloignées de tout. »

La dernière phrase au moins dit vrai, pensa Mme Armstrong. Elle referma le livre, le retourna et en examina le dos : A Mathematician’s Apology (Justification d’un mathématicien) de G. H. Hardy, Cambridge University Press.

L’autre carton ne présentait guère d’intérêt non plus. Une gravure victorienne de King’s College Chapel. Un réveil Waralarm bon marché dans son boîtier de fibre noire, réglé pour sonner à onze heures. Un poste de radio. Une toque universitaire et une toge poussiéreuse. Une bouteille d’encre. Un télescope. Un exemplaire du Times daté du 23 décembre 1942 et ouvert à la page des mots croisés dont la grille avait été remplie par deux écritures différentes, l’une précise et très petite, l’autre plus ronde, certainement féminine. Le nombre 2 712 815 figurait au-dessus. Et enfin, tout au fond du carton, une carte qui, lorsqu’elle l’eut dépliée, se révéla non pas une carte d’Angleterre ni même (comme elle l’avait soupçonné et secrètement espéré) d’Allemagne, mais une carte du ciel.

Mme Armstrong fut tellement désappointée par ses mornes trouvailles que, lorsque l’on frappa à sa porte à minuit passé et qu’un petit homme à l’accent du nord lui livra deux valises, elle ne prit même pas la peine de les ouvrir et se contenta de les laisser tomber dans la chambre déserte.

Leur propriétaire arriva le samedi matin à neuf heures. Elle était sûre de l’heure, comme elle l’expliqua plus tard à sa voisine, Mme Scratchwood, parce que c’était la fin du service religieux à la radio et que les informations allaient commencer. De plus, il était exactement tel qu’elle se l’était imaginé. Pas très grand. Maigre. Genre rat de bibliothèque. Il avait l’air maladif et se frottait le bras, comme s’il venait de se faire mal. Il n’était pas rasé et avait le teint blanc comme… enfin, elle allait dire « blanc comme un linge », sauf qu’elle n’avait pas vu de linge aussi blanc que ça depuis le début de la guerre, en tout cas pas dans son établissement. Il portait des vêtements de bonne qualité, mais chiffonnés, et elle remarqua qu’il manquait un bouton à son pardessus. Il se révélait cependant plutôt agréable. S’exprimait bien. Très bien élevé. Une voix douce. Mme Armstrong n’avait jamais eu d’enfant, jamais eu de fils, mais, si elle en avait eu, il aurait eu à peu près cet âge-là. Bon, disons qu’il avait besoin de se remplumer un peu. Tout le monde pouvait s’en rendre compte.

Elle était très stricte au sujet du loyer. Elle exigeait un mois d’avance — la demande en était faite en bas, dans le hall, avant de conduire les pensionnaires à leur chambre — et cela provoquait toujours une dispute au bout de laquelle elle acceptait en grognant une avance de quinze jours. Mais celui-ci régla sans un murmure. Elle lui demanda sept livres et six shillings. Il lui donna huit livres et, lorsqu’elle prétendit ne pas avoir de monnaie, il se contenta de dire : « Ce n’est pas grave, vous me les rendrez plus tard. » Puis, quand elle lui réclama son carnet de rationnement, il la regarda un instant, l’air fort surpris, et demanda (elle s’en souviendrait jusqu’à la fin de ses jours) : « Vous parlez de ceci ? »

Vous parlez de ceci ? répéta-t-elle, éberluée. Comme s’il n’en avait jamais vu ! Il lui donna le petit livret brun — le précieux passeport hebdomadaire pour cent grammes de beurre, deux cent cinquante grammes de bacon et trois cents grammes de sucre — et lui dit qu’elle pouvait en faire ce qu’elle voulait. « Je ne m’en suis jamais servi. »

Elle était alors tellement décontenancée qu’elle ne savait plus ce qu’elle faisait. Elle fourra donc l’argent et les tickets dans son tablier avant qu’il puisse changer d’avis et le conduisit en haut.

Ethel Armstrong était la première à admettre que la chambre cinq de la Pension du Commerce ne valait pas grand-chose. Elle était située au bout d’un corridor auquel on accédait par un escalier biscornu, et n’offrait pour tout mobilier qu’un lit étroit et une armoire. Elle était tellement exiguë qu’on ne pouvait ouvrir la porte convenablement à cause du lit qui bloquait le passage. Il y avait une fenêtre minuscule, tachée de suie, qui donnait sur un vaste tronçon de voie ferrée. En deux ans et demi, cette chambre avait dû voir passer une trentaine d’occupants différents. Aucun n’était resté plus de deux mois et certains avaient même refusé d’y dormir. Mais celui-ci se contenta de s’asseoir au bord du lit, coincé entre ses cartons et ses valises, et d’assurer d’une voix lasse : « Très agréable, madame Armstrong. »

Elle lui exposa rapidement les règles de la maison. Le petit déjeuner était servi à sept heures du matin, le dîner à dix-huit heures trente, « et une collation froide » était toujours disponible à la cuisine pour ceux qui avaient des horaires inhabituels. Il y avait une salle de bains à l’autre bout du corridor, à partager entre les cinq pensionnaires. On leur permettait un bain par semaine à chacun, la hauteur de l’eau ne devant pas excéder quinze centimètres — il y avait un trait sur l’émail —, et il faudrait qu’il s’entende sur un jour avec les autres. Il recevrait quatre boulets de charbon chaque soir pour chauffer sa chambre. Le feu qui brûlait au salon du rez-de-chaussée était éteint à vingt et une heures précises. Quiconque serait surpris à cuisiner, boire de l’alcool ou recevoir des visiteurs dans sa chambre, surtout s’il s’agissait du sexe opposé — il ne put empêcher un pauvre sourire à ces mots —, serait expulsé et le loyer confisqué à titre de dédommagement.

Elle demanda s’il avait des questions, mais il ne répondit pas, au grand soulagement de Mme Armstrong car ce fut l’instant que choisit l’express pour filer en hurlant à près de cent à l’heure tout près de la fenêtre. La petite chambre se mit à trembler avec une telle violence que Mme Armstrong eut la fugitive et épouvantable impression de voir le sol céder sous leurs pieds pour les précipiter tous deux dans sa propre chambre, en dessous, puis dans l’arrière-cuisine pour s’écraser enfin au sous-sol, parmi les jambons cireux et les conserves de pêches si soigneusement amassés dans sa caverne d’Ali Baba.