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Guy Logie était un grand type cadavérique qui avait une dizaine d’années de plus que Jericho. Il était allongé sur le canapé qui faisait face à la porte, la nuque sur l’un des accoudoirs, ses chevilles osseuses pendant l’une par-dessus l’autre et ses longues mains soigneusement croisées sur le ventre. Il avait une pipe coincée entre les dents et soufflait des ronds de fumée en direction du plafond. Les halos distendus s’élevaient doucement, se tordaient, se rompaient et se dissolvaient en brume. Il sortit la pipe de sa bouche et émit un bâillement élaboré qui parut le prendre par surprise.

« Oh, mon Dieu. Excuse-moi. » Il ouvrit les yeux et se remit d’une secousse en position assise. « Salut, Tom.

— Oh, je t’en prie, je t’en prie, ne bouge pas, protesta Jericho. J’insiste, je t’assure, fais comme chez toi. Je pourrais peut-être te trouver un peu de thé ?

— Du thé, ce serait formidable. » Avant la guerre, Logie avait été directeur du département de mathématiques dans une grande et vénérable Public School. Mi-champion de rugby, mi-champion de hockey, l’ironie fusait chez lui comme des cailloux devant un rhinocéros lancé à fond de train. Il traversa la pièce et saisit Jericho par les épaules. « Viens là. Laisse-moi te regarder, vieille branche, dit-il en le tournant et le retournant à la lumière. Oh là là ! C’est vrai que tu as un air de déterré. »

Jericho se dégagea d’un mouvement d’épaules. « J’allais parfaitement bien.

— Désolé. On a frappé avant d’entrer. C’est ton gardien qui nous a introduits.

— Nous ? »

Il y eut un bruit en provenance de la chambre.

« Nous sommes venus avec la voiture officielle, celle qui a un drapeau. Ça a beaucoup impressionné ton M. Kite. » Logie suivit le regard de Jericho vers la porte de sa chambre. « Oh, ça ? C’est Leveret, ne t’occupe pas de lui. » Il sortit la pipe de sa bouche et appela : « Monsieur Leveret ! Venez rencontrer M. Jericho. Le célèbre M. Jericho. »

Un petit homme à la figure mince apparut à l’entrée de la chambre à coucher.

« Bonjour, monsieur. » Leveret portait un imperméable et un chapeau mou. Il s’exprimait avec un léger accent du nord.

« Mais qu’est-ce que vous foutez là ?

— Il vérifie juste que tu vis bien seul, expliqua Logie avec douceur.

— Évidemment que je vis tout seul !

— L’escalier tout entier est-il désert, monsieur ? demanda Leveret. Personne n’occupe les chambres au-dessus et au-dessous des vôtres ? »

Exaspéré, Jericho leva les mains en l’air. « Guy, enfin, pour l’amour de Dieu !

— Je crois qu’il n’y a pas de problème, assura Leveret à Logie. J’ai déjà fermé les doubles rideaux là-bas. » Il se tourna vers Jericho. « Ça ne vous dérange pas si je fais la même chose ici ? » Il n’attendit pas l’autorisation. Il se dirigea vers la petite fenêtre plombée, l’ouvrit, ôta son chapeau et regarda dehors, en haut, en bas, à droite et à gauche. Une brume gelée s’élevait de la Tamise et un souffle d’air glacé s’engouffra dans la pièce. Satisfait, Leveret rentra la tête à l’intérieur, ferma la fenêtre et tira les rideaux.

Le silence se prolongea une trentaine de secondes. C’est Logie qui le rompit en se frottant les mains pour demander : « On peut espérer un feu, Tom ? J’avais oublié à quoi ressemblait cet endroit en hiver. C’est pire que l’école. Et du thé ? Tu as parlé de thé tout à l’heure ? Une tasse de thé vous ferait-elle plaisir, monsieur Leveret ?

— Extrêmement, monsieur.

— Et pourquoi pas un toast ? J’ai remarqué que tu avais du pain, Tom, là-bas dans ta cuisine. Un toast devant un bon feu universitaire. Il y a de quoi nous ramener quelques années en arrière, non ? »

Jericho le dévisagea un instant. Il ouvrit la bouche pour protester puis changea d’avis. Il prit une boîte d’allumettes sur la cheminée, en frotta une et l’approcha du poêle à gaz. Comme d’habitude, la pression était si basse que la flamme s’éteignit. Il en alluma une autre, et cette fois fut la bonne. Un vermisseau enflammé projeta une lueur bleue et commença à s’étendre. Jericho traversa le palier pour se rendre dans la petite cuisine, remplit la bouilloire d’eau et alluma le réchaud à gaz. La huche à pain contenait effectivement une miche — Mme Saxmundham avait dû l’y mettre un peu plus tôt dans la semaine — et il en coupa trois tranches grisâtres. À l’intérieur du placard, il découvrit un pot de confiture d’avant la guerre étonnamment présentable une fois qu’il en eut gratté l’épaisse couche de moisi à la surface, et une lichette de margarine sur une assiette ébréchée. Il disposa le goûter sur un plateau et contempla la bouilloire.

Peut-être qu’il rêvait ? Mais quand il jeta un coup d’œil en direction de son salon, Logie se trouvait à nouveau étendu sur le canapé tandis que Leveret se tenait inconfortablement assis sur le bord d’une chaise, le chapeau dans les mains, pareil à un témoin acheté qui s’apprête à entrer dans la salle d’audience pour débiter son récit mal appris.

Ils ne pouvaient manquer d’apporter de mauvaises nouvelles. Comment aurait-il pu s’agir d’autre chose ? La tête pensante de la Hutte 8 n’aurait pas fait quatre-vingts kilomètres dans la campagne à bord de la précieuse automobile de l’adjoint du directeur pour une simple visite de courtoisie. Ils allaient le virer. Désolé mon vieux, mais on ne trimbale pas de passagers… Jericho se sentit soudain très las. Il se massa le front du revers de la main. La migraine familière revenait doucement, partant des sinus vers le fond de ses yeux. Et il avait cru que c’était elle. Quelle plaisanterie ! Pendant trente secondes, alors qu’il courait vers sa fenêtre éclairée, il avait été heureux. Que c’était pitoyable.

L’eau commençait à bouillir dans la bouilloire. Il ouvrit la boîte à thé et s’aperçut que le temps avait réduit les feuilles de thé en fine poussière. Il en déposa néanmoins dans la théière avant de verser l’eau bouillante dessus.

Logie assura que c’était un véritable nectar.

Ils restèrent ensuite silencieux dans la pénombre. La seule clarté provenait du pâle halo de la lampe de bureau posée derrière eux et de la lueur bleutée du poêle à gaz à leurs pieds. Le gaz sifflait. De derrière les doubles rideaux leur parvenaient un bruit étouffé d’éclaboussures et le coin-coin lugubre des canards. Logie s’était assis par terre, ses longues jambes étendues devant lui, et il bourrait sa pipe. Jericho avait pris place sur l’un des deux fauteuils et il tâtait distraitement le tapis avec la fourchette à toast. Leveret avait eu pour consigne de monter la garde à l’extérieur : « Cela vous dérangerait-il de fermer les deux portes, mon vieux ? La porte intérieure et la porte extérieure, oui, vous seriez bien aimable ? »

Le parfum chaud des toasts emplissait encore la pièce mais les assiettes avaient été poussées de côté.

« Voilà qui est vraiment très agréable », murmura Logie. Il craqua une allumette, et les objets disposés sur la cheminée projetèrent une ombre fugitive sur le mur humide. « Même si l’on apprécie, en un certain sens, la chance de se trouver dans un endroit comme Bletchley, par rapport aux autres endroits où l’on pourrait être, la grisaille d’une telle existence commence à devenir vraiment déprimante. Tu ne trouves pas ?

— Sûrement. « Allez, viens-en au fait, pensa Jericho en écartant des miettes d’une pichenette. Vire-moi et laisse-moi. »

Logie émit un petit bruit de succion satisfait en tirant sur sa pipe puis déclara tranquillement : « Nous avons tous été terriblement inquiets à ton sujet, tu sais, Tom. J’espère que tu ne t’es pas senti abandonné. »