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Puis il avait sorti les codes. Cela se passait le 24 novembre 1942. Neuf mois et demi après le début du trou noir.

À première vue, cela ne valait pas le sacrifice de deux vies humaines : deux petits fascicules, le Code des signaux courts et le Précis du chiffre météorologique, imprimés à l’encre soluble sur du papier buvard et qui devaient être jetés à l’eau par le radiotélégraphiste au premier signe de problèmes.

Mais, pour Bletchley, ils n’avaient pas de prix et valaient davantage que tous les trésors engloutis jamais découverts dans l’Histoire. Jericho les connaissait encore par cœur. Il ferma les yeux et vit les symboles apparaître devant lui, comme gravés au fond de sa rétine. T= Lufttemperatur in ganzen Celsius-Graden. — 28C = a. — 27C = b. — 26C = c…

Les U-Boote transmettaient des bulletins météo quotidiens : température de l’air, pression barométrique, vitesse du vent, couverture nuageuse… Le Précis du chiffre météorologique concentrait ces informations en une demi-douzaine de lettres. Ces six lettres étaient alors encodées sur Enigma puis le message était envoyé en morse par le sous-marin à l’intention des stations météorologiques côtières de la marine allemande. Ces stations utilisaient les informations des U-Boote pour établir leurs propres bulletins météorologiques. Ces rapports étaient alors retransmis, une ou deux heures plus tard, en chiffre météo produit par une Enigma standard à trois rotors — un chiffre que Bletchley pouvait décrypter — à l’intention de l’ensemble des navires allemands.

C’était une petite ouverture dans Shark.

Il s’agissait de lire d’abord le rapport météo. Puis de se reporter au Précis du chiffre météo. Vous obteniez alors, par un procédé de déduction logique, le texte qui était entré quelques heures plus tôt dans l’Enigma à quatre rotors. C’était le crible parfait. Un vrai rêve de cryptographe.

Mais cela ne suffisait toujours pas.

Chaque jour, les spécialistes du décryptage, dont Jericho, introduisaient leurs solutions possibles dans les Bombes — ces immenses calculateurs électromécaniques aussi vastes que des antichambres et qui faisaient un bruit de machines à tricoter — et attendaient de voir quelle solution serait la bonne. Et chaque jour, les réponses étaient nulles. La tâche était tout simplement trop vaste. Il fallait parfois vingt-quatre heures pour déchiffrer un simple message encodé sur une Enigma à trois rotors, et les Bombes passaient en cliquetant des milliards de permutations en revue. Une Enigma à quatre rotors, en multipliant le nombre des possibilités par vingt-six, exigeait théoriquement près d’un mois de recherches.

Pendant trois semaines, Jericho travailla jour et nuit, et lorsqu’il parvenait à saisir une heure ou deux de sommeil, ses rêves étaient peuplés de noyés : Espérons simplement qu’ils sont morts avant d’avoir atteint le fond… Il avait poussé son cerveau au-delà des limites de l’épuisement et sa tête le faisait souffrir physiquement, comme un muscle trop sollicité. Il commença à avoir des absences. Elles ne duraient que quelques secondes mais suffisaient à être inquiétantes. Il pouvait être en train de travailler dans la baraque, penché sur sa règle, et s’apercevoir soudain que le temps avait passé et que tout s’était brouillé autour de lui, comme dans un film qui aurait sauté des images à la projection. Il réussit à obtenir un peu de Benzédrine auprès du médecin du camp, mais cela ne fit qu’ajouter à ses sautes d’humeur, des moments de prostration de plus en plus prolongés succédant aux moments d’intense euphorie.

Plutôt curieusement, la solution, lorsqu’elle survint, n’avait rien à voir avec les mathématiques, et il se reprocha par la suite avec vigueur de s’être laissé noyer ainsi dans les détails. S’il n’avait pas été tellement épuisé, il aurait pris du recul et aurait trouvé plus tôt.

C’était un samedi soir, le deuxième samedi de décembre. Logie l’avait renvoyé chez lui vers vingt et une heures. Jericho avait essayé de protester, mais Logie s’était montré inflexible : « Non, tu vas te tuer en continuant à ce rythme-là, et tu ne seras plus utile à personne, vieux frère, surtout pas à toi. » Jericho avait donc pris sa bicyclette, avait péniblement pédalé jusqu’au pub de Shenley Church End, au-dessus duquel il logeait, et s’était aussitôt glissé dans les draps. Il entendit les dernières commandes qu’on prenait en bas, écouta les derniers clients partir et la fermeture du bar. Il passa les heures creuses qui suivaient minuit à contempler le plafond en se demandant s’il retrouverait jamais le sommeil, l’esprit lancé comme une machine impossible à arrêter.

Il avait semblé évident dès la première apparition de Shark que la seule solution durable et admissible était de reconcevoir les Bombes en prenant en compte le quatrième rotor. Mais cette solution se révélait épouvantablement lente. Si seulement ils pouvaient compléter la mission que Fasson et Grazier avaient si héroïquement commencée, en volant une Enigma Shark. Cela rendrait la reconception plus facile. Mais les Enigma Shark étaient les bijoux de la couronne de la marine allemande. Seuls les U-Boote en étaient équipés. Seuls les U-Boote et, bien sûr, le centre des communications de Sainte-Assise, au sud-est de Paris.

Pourquoi pas un raid sur Sainte-Assise ? Un commando parachuté peut-être. Il joua un moment avec cette idée puis la repoussa. Impossible. Et, de toute façon, inutile. En admettant que, par miracle, ils arrivent à se saisir de la machine, les Allemands le sauraient et passeraient à un autre système de communication. L’avenir de Bletchley reposait sur la foi inébranlable des Allemands en l’invincibilité d’Enigma. Rien ne devait être tenté qui risquât de semer le doute chez l’ennemi.

Eh ! Attendez un peu.

Jericho se redressa sur son lit.

Attendez un peu, merde !

Si seuls les U-Boote et leurs contrôleurs de Sainte-Assise disposaient de l’Enigma à quatre rotors — et l’on savait à Bletchley avec certitude que c’était le cas —, comment les stations météorologiques côtières pouvaient-elles arriver à déchiffrer les transmissions des U-Boote ?

C’était une question que personne n’avait pris la peine de se poser alors qu’elle était fondamentale.

Pour lire un message encodé sur une machine à quatre rotors, il fallait disposer d’une machine à quatre rotors, non ?

Mais était-ce aussi évident que cela ?

S’il est vrai, comme on l’a dit un jour, que le génie est « un éclair qui traverse le cerveau », alors, à cet instant, Jericho connut un véritable éclair de génie. Il vit la solution s’illuminer devant ses yeux comme un paysage dans l’orage.

Il prit son peignoir et l’enfila par-dessus son pyjama. Il saisit son pardessus, son écharpe, ses chaussettes et ses chaussures et se retrouva moins d’une minute plus tard sur sa bicyclette, pédalant vers Bletchley sur la petite route de campagne éclairée par la lune. Les étoiles brillaient dans le ciel, le gel rendait le sol dur comme de l’acier, et Jericho se sentait gagné par une euphorie absurde. Il riait comme un fou et fonçait sur les flaques gelées en bordure de la route, crevant les pellicules de glace comme des peaux de tambour. Il dévala en roue libre la pente qui menait à Bletchley. La campagne s’évanouit et la ville se dressa devant lui sous les rayons de lune, sa laideur et son ennui familiers soudain métamorphosés en une beauté au moins égale à celle de Paris ou de Prague, ses deux rives s’étirant de part et d’autre d’une rivière rutilante de voies ferrées. L’air immobile lui apporta le bruit d’un train qu’on aiguillait sur une voie d’évitement à près d’un kilomètre de là — le souffle brusque et pantelant d’une locomotive suivi par une série de chocs métalliques puis d’un long soupir de vapeur. Un chien aboya, en réveillant un autre. Jericho passa devant l’église et le monument aux morts, freina pour éviter de déraper sur la glace et prit à gauche dans Wilton Avenue.