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L’épuisement lui faisait perdre la respiration lorsqu’il arriva à la hutte, un quart d’heure plus tard, à tel point qu’il lui fut impossible de clamer sa découverte, de reprendre son souffle et de se retenir de rire en même temps : « Ils… s’en servent… comme… d’une machine… à trois rotors… Ces putains de cons… laissent… le quatrième-neutre… quand… ils… transmettent… les informations… météo… »

Son arrivée suscita du remue-ménage. L’équipe de nuit s’arrêta de travailler et forma un cercle soucieux autour de lui — il se souvenait de Logie, Kingcome, Puck et Proudfoot —, leur expression montrant clairement qu’ils le croyaient tous devenu fou. Ils le firent asseoir, lui donnèrent une tasse de thé et le prièrent de reprendre au début, plus lentement.

Il répéta donc ses propos, étape par étape, craignant soudain qu’il n’y ait un défaut dans son beau raisonnement. Les Enigma à quatre rotors étaient réservées aux U-Boote et à Sainte-Assise : correct ? Correct. Par conséquent, lorsque les télégraphistes émettaient les rapports météo à partir des U-Boote, ils devaient en toute logique annihiler le quatrième rotor, probablement en le réglant sur zéro.

Ensuite, tout alla très vite. Puck remonta en courant le couloir jusqu’à la grande salle et étala sur une table à tréteaux les meilleurs cribles météo dont ils disposaient. À quatre heures du matin, ils avaient préparé un menu pour les Bombes. À l’heure du petit déjeuner, on annonça qu’une Bombe venait d’enregistrer une baisse et Puck fit en courant le tour de la cantine en hurlant comme un gamin : « Ils l’ont retiré ! Ils l’ont retiré ! »

La légende était née.

À midi, Logie appela l’Amirauté et demanda à la salle de dépistage sous-marin de se tenir prête. Deux heures plus tard, ils déchiffraient les communications Shark du lundi précédent, et les princesses du télex, les beautés de la salle des Téléscripteurs entreprirent de transmettre les messages décryptés et traduits à Londres. C’étaient effectivement les joyaux de la couronne. Des textes à faire dresser les cheveux sur la tête.

DE : U-BOOT CAPITAINE SCHROEDER

CONTRAINT DE PLONGER PAR CUIRASSÉS. AUCUN CONTACT. DERNIÈRE POSITION DE L’ENNEMI À 08 H 15 SUR CARRÉ GRILLE NAVALE 1849. TRAJECTOIRE 45 DEGRÉS, VITESSE 9 NŒUDS.

DE : GILADORNE

ATTAQUE LANCÉE. POSITION EXACTE DU CONVOI AK 1984. 050 DEGRÉS. RECHARGEONS ET GARDONS CONTACT.

DE : HAUSE

ATTAQUÉS À 01 H 15 SUR CARRÉ 3969. FUSÉES ÉCLAIRANTES ET TIR D’ARTILLERIE. PLONGE, PROFONDEUR D’ATTAQUE. PAS DE DOMMAGE. SOMMES EN AJ3996 DE LA GRILLE NAVALE. MENU FRETIN. 70 VEDETTES LANCE-TORPILLES.

DE : AMIRAL, U-BOOTE

À : MEUTE DE LOUPS « DRAUFGÄNGER »

DEMAIN À 17 H 00 TROUVEZ-VOUS DANS LES NOUVELLES LIGNES DE PATROUILLE DE LA GRILLE NAVALE DE AK2564 À 2994. OPÉRATIONS CONTRE CONVOI SE DIRIGEANT VERS L’EST QUI SE TROUVAIT À 12 H 00 LE 7/12 DANS LA GRILLE NAVALE AK4189, TRAJECTOIRE 050 À 070 DEGRÉS. VITESSE APPROXIMATIVE 8 NŒUDS.

À minuit, ils avaient décrypté, traduit et transmis à Londres quatre-vingt-douze signaux Shark, donnant à l’Amirauté les positions et tactiques approximatives de la moitié de la flotte des U-Boote allemands.

Logie trouva Jericho dans la Hutte à Bombes. Ce dernier se démenait depuis pratiquement neuf heures sans discontinuer, et il était en train de superviser un changement d’équipe sur une des machines. Il portait toujours son pyjama sous son pardessus, au grand amusement du contingent féminin qui s’occupait de la Bombe. Logie saisit la main de Jericho entre les siennes et la serra vigoureusement.

« Le Premier Ministre ! cria-t-il à l’oreille de Jericho pour couvrir le bruit des Bombes.

— Quoi ?

— Le Premier Ministre vient de téléphoner toutes ses félicitations ! »

La voix de Logie semblait très lointaine. Jericho se pencha pour mieux saisir les propos de Churchill quand le sol de béton se déroba sous ses pieds et l’entraîna dans un puits de ténèbres.

« C’en est un, releva Jericho.

— Quoi, vieux frère ?

— C’est toi qui viens de dire que Shark était un monstre, puis que c’en est toujours un. » Il pointa sa fourchette à rôties vers Logie. « Je sais pourquoi tu es là. Vous l’avez perdu, c’est ça ? »

Logie poussa un grognement et contempla le feu tandis que Jericho avait l’impression d’avoir une pierre à la place du cœur. Il se rassit sur son siège et secoua la tête en émettant un petit rire étranglé.

« Merci, Tom, lui dit tranquillement Logie. Je suis content que tu trouves ça drôle.

— Et moi qui croyais depuis le début que tu étais venu pour me virer. Ça c’est drôle. C’est vraiment drôle, vieux frère, non ? »

« On est quel jour ? demanda Logie.

— Vendredi.

— Oui, oui. » Logie éteignit sa pipe avec son pouce et la fourra dans sa poche. Il soupira. « Voyons. Cela a donc dû se passer mardi. Non, mercredi. Excuse-moi. Nous n’avons pas beaucoup dormi ces derniers temps. »

Il passa la main dans ses cheveux de plus en plus rares et Jericho remarqua seulement maintenant qu’ils avaient entièrement viré au gris. Jericho se dit alors qu’il n’y avait pas que lui à sombrer dans la décrépitude, qu’ils étaient tous dans le même état. Manque d’oxygène. Manque de sommeil. Manque d’aliments frais. Des semaines de six jours et des journées de douze heures…

« On avait bien les choses en main quand tu es parti, raconta Logie. Tu connais la manœuvre. Évidemment. C’est toi qui as fixé les règles. On attendait que la Hutte 10 casse le principal code de la météo navale de la journée et puis, vers midi, avec un peu de chance, on avait assez de cribles pour s’attaquer aux codes météo courts. Cela nous donnait la position de trois des quatre rotors avant qu’on puisse s’attaquer à Shark. Le temps nécessaire variait. Il nous arrivait de percer le code en une journée, et quelquefois en trois ou quatre. En tout cas, on trouvait toujours des pépites et on restait les petits chouchous de Whitehall.

— Jusqu’à mercredi.

— Jusqu’à mercredi. » Logie lança un coup d’œil vers la porte et baissa la voix. « C’est une véritable tragédie, Tom. Nous avions réduit de soixante-quinze pour cent les pertes dans l’Atlantique Nord. Ça représente à peu près trois cent mille tonneaux sur l’eau. Les renseignements étaient incroyables. Nous connaissions la position des U-Boote presque aussi précisément que les Allemands eux-mêmes. Évidemment, avec le recul, c’était trop beau pour durer. Les nazis ne sont pas des imbéciles. Comme je l’ai toujours dit : “À ce jeu-là, la réussite amène l’échec, et plus grande est la réussite, plus grand est le risque d’échec.” Tu te souviens que je l’ai dit, hein Tom. Les autres commencent à se méfier, tu comprends. J’ai dit…