Anne Gavalda
Ensemble, cest tout
Muguette Clment
(1919-2003) Corps non rclam.
PREMIRE PARTIE
1
Paulette Lestafier n'tait pas si folle qu'on le disait. Bien sr qu'elle reconnaissait les jours puisqu'elle n'avait plus que a faire dsormais. Les compter, les attendre et les oublier. Elle savait trs bien que c'tait mercredi aujourd'hui. D'ailleurs elle tait prte ! Elle avait mis son manteau, pris son panier et runi ses coupons de rductions. Elle avait mme entendu la voiture de la Yvonne au loin... Mais voil, son chat tait devant la porte, il avait faim et c'est en se penchant pour reposer son bol qu'elle tait tombe en se cognant la tte contre la premire marche de l'escalier.
Paulette Lestafier tombait souvent, mais c'tait son secret. Il ne fallait pas en parler, personne.
personne, tu m'entends ? se menaait-elle en silence. Ni Yvonne, ni au mdecin et encore moins ton garon...
Il fallait se relever lentement, attendre que les objets redeviennent normaux, se frictionner avec du Synthol et cacher ces maudits bleus.
Les bleus de Paulette n'taient jamais bleus. Ils taient jaunes, verts ou violacs et restaient longtemps sur son corps. Bien trop longtemps. Plusieurs mois quelquefois... C'tait difficile de les cacher. Les bonnes gens lui demandaient pourquoi elle s'habillait toujours
comme en plein hiver, pourquoi elle portait des bas et
ne quittait jamais son gilet.
Le petit, surtout, la tourmentait avec a :
Alors Mm ? C'est quoi ce travail ? Enlve-moi
tout ce bazar, tu vas crever de chaud !
Non, Paulette Lestafier n'tait pas folle du tout. Elle savait que ses bleus normes qui ne partaient jamais allaient lui causer bien des ennuis un jour...
Elle savait comment finissent les vieilles femmes inutiles comme elle. Celles qui laissent venir le chiendent dans leur potager et se tiennent aux meubles pour ne pas tomber. Les vieilles qui n'arrivent pas passer un fil dans le chas d'une aiguille et ne se souviennent mme plus de comment on monte le son du poste. Celles qui essayent tous les boutons de la tlcommande et finissent par dbrancher l'appareil en pleurant de rage.
Des larmes minuscules et amres.
La tte dans les mains devant une tl morte.
Alors quoi ? Plus rien ? Plus jamais de bruit dans cette maison ? Plus de voix ? Jamais ? Sous prtexte qu'on a oubli la couleur du bouton ? Il t'avait mis des gommettes pourtant, le petit... Il te les avait colles les gommettes ! Une pour les chanes, une pour le son et une pour teindre ! Allons, Paulette ! Cesse de pleurer comme a et regarde donc les gommettes !
Arrtez de me crier dessus vous autres... Elles sont parties depuis longtemps, les gommettes... Elles se sont dcolles presque tout de suite... a fait des mois que je cherche le bouton, que j'entends plus rien, que je vois juste les images avec un tout petit murmure...
Criez donc pas comme a, vous allez me rendre sourde encore en plus...
2
Paulette ? Paulette, vous tes l ?
Yvonne pestait. Elle avait froid, resserrait son chle contre sa poitrine et pestait de nouveau. Elle n'aimait pas l'ide d'arriver en retard au supermarch.
a non.
Elle retourna vers sa voiture en soupirant, coupa le contact et prit son bonnet.
La Paulette devait tre au fond du jardin. La Paulette tait toujours au fond de son jardin. Assise sur un banc prs de ses clapiers vides. Elle se tenait l, des heures entires, du matin jusqu'au soir peut-tre, droite, immobile, patiente, les mains poses sur les genoux et le regard absent.
La Paulette causait toute seule, interpellait les morts et priait les vivants.
Parlait aux fleurs, ses pieds de salades, aux msanges et son ombre. La Paulette perdait la tte et ne reconnaissait plus les jours. Aujourd'hui, c'tait mercredi et le mercredi c'tait les courses. Yvonne, qui passait la prendre toutes les semaines depuis plus de dix ans, soulevait le loquet du portillon en gmissant : Si c'est pas malheureux a...
Si c'est pas malheureux de vieillir, si c'est pas malheureux d'tre si seule et si c'est pas malheureux d'arriver en retard l'Inter et de ne plus trouver de Caddies prs des caisses... Mais non. Le jardin tait vide. La mgre commenait s'inquiter. Elle alla derrire la maison et mit ses mains en illres contre le carreau pour s'enqurir du silence.
Doux Jsus ! s'exclama-t-elle, en apercevant le corps de son amie tendu sur le carrelage de la cuisine.
Sous le coup de l'motion, la bonne femme se signa n'importe comment, confondit le Fils avec le Saint-Esprit, jura aussi un peu et alla chercher un outil dans la remise. C'est avec une binette qu'elle brisa la vitre et au prix d'un effort magnifique qu'elle se hissa jusque sur le rebord de la fentre.
Elle eut du mal traverser la pice, s'agenouilla et souleva le visage de la vieille dame qui baignait dans une flaque rose o le lait et le sang s'taient dj mlangs.
Ho ! Paulette ! Vous tes morte ? Vous tes morte, l?
Le chat lapait le sol en ronronnant, se moquant bien du drame, des convenances et des clats de verre tout autour.
3
Yvonne n'y tenait pas trop mais les pompiers lui avaient demand de monter dans le camion avec eux pour rgler des problmes administratifs et les conditions d'entre aux urgences :
Vous la connaissez c'te dame ? Elle s'tait offusque :
Je crois bien que je la connais ! On tait la communale ensemble !
Alors montez.
Et ma voiture ?
Elle va pas s'envoler votre voiture ! On vous ramnera tout l'heure...
Bon... fit-elle rsigne, j'irai en courses tantt...
C'tait bien malcommode l-dedans. On lui avait indiqu un tabouret minuscule ct du brancard o elle s'tait cale tant bien que mal. Elle serrait fort son sac main et manquait de tomber chaque tournant.
Un jeune homme tait avec elle. Il gueulait parce qu'il ne trouvait pas de veine dans le bras de la malade et Yvonne n'aimait pas ces manires :
Gueulez pas comme a, marmonnait-elle, gueulez pas comme a... Qu'est-ce que vous lui voulez d'abord ?
La mettre sous perf.
Sous quoi ?
Au regard du garon, elle sut qu'il valait mieux la mettre en veilleuse et continua son petit monologue dans sa barbe : Regardez-moi a, comment qu'il lui triture le bras, non mais regardez-moi a... Quelle misre... Je prfre ne pas voir... Sainte Marie, priez pour... H ! Mais vous lui faites mal l !
Il se tenait debout et rglait une petite molette sur le fil. Yvonne comptait les bulles et priait n'importe comment. Le bruit de la sirne l'empchait de se concentrer.
Elle avait pris sur son genou la main de son amie et la lissait comme si c'tait le bas de sa jupe, mcaniquement. Le chagrin et l'effroi l'empchaient d'tre plus tendre...
Yvonne Carminot soupirait, regardait ces rides, ces cals, ces taches sombres par endroits, ces ongles fins encore, mais durs, mais sales et fendus. Elle avait pos la sienne ct et les comparait. Certes elle tait plus jeune pour sa part et plus dodue aussi, mais surtout, elle avait eu moins de peine ici-bas. Elle avait travaill moins dur et reu davantage de caresses... Elle, il y avait bien longtemps qu'elle ne s'chinait plus au jardin... Son mari continuait les patates, mais pour le reste, c'tait beaucoup mieux l'Inter. Les lgumes taient propres et elle n'tait plus oblige de dpiauter le cur des laitues cause des limaces... Et puis elle avait son monde : son Gilbert, sa Nathalie et les petites cajoler... Alors que la Paulette, qu'est-ce qu'il lui restait elle ? Rien. Rien de bon. Un mari mort, une trane de fille et un gamin qui venait jamais la voir. Que des soucis, que des souvenirs comme un chapelet de petites misres...