Il alla chercher un grand livre blanc et noir dans sa bibliothque et le posa devant elle :
Regarde comme c'est beau... Comme c'est simple... Juste un trait, et voil... Une fleur, un poisson, une sauterelle... Regarde ce canard, comme il a l'air fch et ces montagnes, l, dans la brume... Regarde comment il a dessin la brume... Comme si ce n'tait rien, que du vide... Et ces poussins, l ? Ils ont l'air si doux qu'on a envie de les caresser. Regarde, son encre est comme un duvet... Son encre est douce... Camille souriait.
Tu veux que je t'apprenne dessiner comme lui ? Elle hocha la tte.
Tu veux que je t'apprenne ?
Oui.
Quand tout fut prt, quand il eut fini de lui montrer comment tenir le pinceau et de lui expliquer cette histoire de premier trait si important, elle resta un moment perplexe. Elle n'avait pas bien saisi et croyait qu'il fallait excuter tout le dessin d'un seul tenant sans lever la main. C'tait impossible.
Elle rflchit longtemps un sujet, regarda autour d'elle et avana le bras.
Elle fit un long trait ondul, une bosse, une pointe, une autre pointe, descendit son pinceau en un long dhanch et revint sur la premire ondulation. Comme son professeur ne regardait pas, elle en profita pour tricher, leva le pinceau pour ajouter une grosse tache noire et six petites ratures. Elle prfrait lui dsobir plutt que de dessiner un chat sans moustache.
Malcolm, son modle, dormait toujours sur la fentre et Camille, dans un souci de vrit, termina donc son dessin par un fin rectangle autour du chat.
Elle se leva ensuite pour aller le caresser et, quand elle se retourna, elle remarqua que son professeur la dvisageait d'une drle de faon, presque mchamment :
C'est toi qui as fait a ?
Il avait donc vu sur son dessin qu'elle avait lev le pinceau plusieurs fois... Elle grimaa.
C'est toi qui as fait a, Camille ?
Oui...
Viens par l, s'il te plat.
Elle s'avana, pas trs fire, et s'assit prs de lui.
Il pleurait :
C'est magnifique ce que tu as fait l, tu sais... Magnifique... On l'entend ronronner ton chat... Oh, Camille...
Il avait sorti un gros mouchoir, plein de taches de peinture, et se mouchait bruyamment.
coute-moi, petite fille, je ne suis qu'un vieux bonhomme et un mauvais peintre qui plus est, mais coute-moi bien... Je sais que la vie n'est pas facile pour toi, j'imagine que ce n'est pas toujours drle la maison et j'ai appris aussi pour ton papa, mais... Non, ne pleure pas... Tiens, prends mon mouchoir... Mais il y a une chose que je dois te dire : les gens qui s'arrtent de parler deviennent fous. Chu Ta, par exemple, je ne te l'ai pas dit tout l'heure, mais il est devenu fou et trs malheureux aussi... Trs, trs malheureux et trs, trs fou. Il n'a retrouv la paix que lorsqu'il tait un vieillard. Tu ne vas pas attendre d'tre une vieillarde, toi, n'est-ce pas ? Dis-moi que non. Tu es trs doue, tu sais ? Tu es la plus doue de tous les lves que j'aie jamais eus, mais ce n'est pas une raison, Camille... Ce n'est pas une raison... Le monde d'aujourd'hui n'est plus comme celui de Chu Ta et tu dois te remettre parler. Tu es oblige, tu comprends ? Sinon, ils vont t'enfermer avec de vrais fous et personne ne verra jamais tous tes beaux dessins...
L'arrive de sa mre les interrompit. Camille se leva et la prvint, d'une voix rauque et saccade :
Attends-moi... Je n'ai pas fini de ranger mes affaires...
Un jour, il n'y a pas trs longtemps, elle reut un paquet mal ficel accompagn d'un petit mot :
Bonjour,
Je m'appelle Eileen Wilson. Mon nom ne dit probablement rien vous, mais j'tais l'amie de Cecil Doughton qui fut votre professeur de dessin autrefois. J'ai le triste de vous annoncer que Cecil a quitt nous il y a deux mois de cela. Je sais que vous apprciez que je vous dise (pardonnez mon pauvre franais) que nous l'avons enterr dans son rgion du Dartmoor qu'il aimait tant beaucoup dans une cimetre auquel la vue est trs belle. J'ai mis ses brosses et ses peintures dans le terre avec lui.
Avant de mourir, il m'avait demander de vous donner ceci. Je crois qu'il sera joyeux si vous l'user en pensant lui.
Eileen W.
Camille ne put retenir ses larmes en dcouvrant le matriel de peinture chinoise de son vieux professeur, celui-l mme dont elle se servait prsent...
* * *
Intrigue, la serveuse vint rcuprer la tasse vide et jeta un il sur la nappe. Camille venait d'y dessiner une multitude de bambous. Leurs tiges et leurs feuilles taient ce qu'il y avait de plus difficile raliser. Une feuille, petite, une simple feuille qui se balance dans le vent exigeait de ces matres des annes de travail, une vie entire, parfois... Joue avec les contrastes. Tu n'as qu'une couleur ta disposition et pourtant tu peux tout suggrer... Concentre-toi mieux. Si tu veux que je te grave ton sceau un jour, tu dois me faire des feuilles bien plus lgres que a...
Le support, de mauvaise qualit, se gondolait et buvait l'encre beaucoup trop rapidement.
Vous permettez ? demanda la jeune fille.
Elle lui tendait un paquet de nappes vierges. Camille se recula et posa son travail sur le sol. Le vieux gmissait, la serveuse l'engueula.
Qu'est-ce qu'il dit ?
Il rle parce qu'il ne peut pas voir ce que vous faites...
Elle ajouta :
C'est mon grand-oncle... Il est paralys...
Dites-lui que le prochain sera pour lui...
La jeune fille revint vers le bar et pronona quelques paroles son intention. Il se calma et regarda Camille svrement.
Elle le dvisagea longuement puis dessina, sur toute la surface de la nappe, un petit bonhomme hilare qui lui ressemblait et qui courait le long d'une rizire. Elle n'tait jamais alle en Asie, mais improvisa, en arrire-plan, une montagne dans la brume, des pins, des rochers et mme la petite cabane de Chu Ta sur un promontoire. Elle l'avait croqu avec sa casquette Nike et sa veste de survtement, mais l'avait laiss jambes nues, seulement vtu du pagne traditionnel. Elle ajouta quelques gerbes d'eau qui giclaient sous ses pieds et une bande de gamins lancs sa poursuite.
Elle se recula pour juger son travail.
Beaucoup de dtails la contrariaient bien sr, mais enfin, il avait l'air heureux, vraiment heureux, alors elle plaa une assiette sous la nappe comme support, ouvrit le petit pot de cinabre rouge et y apposa son sceau au milieu droite. Elle se leva, dbarrassa la table du vieux et revint chercher son dessin qu'elle posa devant lui.
Il ne ragissait pas.
Oups, se dit-elle, j'ai d faire une gaffe, l...
Quand sa petite-nice revint de la cuisine, il poussa une longue plainte douloureuse.
Je suis dsole, dit Camille, je croyais que... Elle fit un geste pour l'interrompre, alla chercher une grosse paire de lunettes derrire le comptoir et les glissa sous la casquette. Il se pencha crmonieusement et se mit rire. Un rire d'enfant, cristallin et gai. Il pleura aussi et rit de nouveau en se balanant et en croisant ses bras sur sa poitrine.
Il veut boire du sak avec vous.
Super...
Elle apporta une bouteille, il hurla, elle soupira et repartit en cuisine.
Elle revint avec un autre flacon, suivie du reste de la famille. Une dame mre, deux hommes d'une quarantaine d'annes et un adolescent. Ce ne fut que rires, cris, courbettes et effusions en tout genre. Les hommes lui tapaient sur l'paule et le gamin lui claquait la paume de la main la manire des sportifs.
Chacun retourna ensuite son poste et la jeune fille dposa deux petits verres devant eux. Le vieux la salua puis vida sa coupe avant de la remplir de nouveau.