Il posa son casque et ses gants sur le comptoir :
� Attendez, attendez... On ne s'est pas bien compris, l�... essayait-il d'articuler sans s'�nerver, j'arrive de Paris et je dois repartir tout � l'heure, alors si vous pouviez me...
Une infirmi�re apparut :
� Que se passe-t-il ? Celle-ci lui en imposait plus.
� Bonjour euh... excusez-moi de d�ranger, mais je dois voir ma grand-m�re qui est arriv�e hier en urgence et je...
� Votre nom ?
� Lestafier.
� Ah ! Oui ! elle fit un signe � sa coll�gue. Suivez-moi...
Elle lui expliqua bri�vement la situation, commenta l'op�ration, �voqua la p�riode de r��ducation et lui demanda des d�tails sur le mode de vie de la patiente. Il avait du mal � percuter, soudain g�n� par l'odeur du lieu et par le bruit du moteur qui continuait de bourdonner � son oreille.
� Le voil� votre petit-fils ! annon�a gaiement l'infirmi�re en ouvrant la porte, Vous voyez ? Je vous l'avais bien dit qu'il viendrait ! Bon, je vous laisse, ajouta-t-elle, passez me voir dans mon bureau sinon on ne vous laissera pas sortir...
Il n'eut pas la pr�sence d'esprit de la remercier. Ce qu'il voyait l�, dans ce lit, lui brisa le c�ur.
Il se retourna d'abord pour retrouver un peu de contenance. D�fit son blouson, son pull, et chercha du regard un endroit o� les accrocher.
� Il fait chaud, ici, non ? Sa voix �tait bizarre.
� �a va ?
La vieille dame, qui essayait vaillamment de lui sourire, ferma les yeux et se mit � pleurer.
Ils lui avaient retir� son dentier. Ses joues semblaient affreusement creuses et sa l�vre sup�rieure flottait � l'int�rieur de sa bouche.
� Alors ? Tu as encore fait la folle, c'est �a ? Prendre ce ton badin exigeait de lui un effort surhumain.
� J'ai parl� avec l'infirmi�re, tu sais, et elle m'a dit que l'op�ration s'�tait tr�s bien pass�e. Te voil� avec un joli morceau de ferraille � pr�sent...
� Ils vont me mettre dans un hospice...
� Mais non ! Qu'est-ce que tu nous chantes l� ? Tu vas rester ici quelques jours et apr�s tu iras dans une maison de convalescence. C'est pas un hospice, c'est comme un h�pital mais en moins grand. Ils vont te chouchouter et t'aider � remarcher et apr�s, hop, au jardin la Paulette !
� �a va durer combien de jours ?
� Quelques semaines... Apr�s, �a d�pendra de toi... Il faudra que tu t'appliques...
� Tu viendras me voir ?
� Bien s�r que je viendrai ! J'ai une belle moto, tu sais...
� Tu ne roules pas trop vite au moins ?
� Tttt, une vraie tortue...
� Menteur...
Elle lui souriait dans ses larmes.
� Arr�te �a, m�me, sinon je vais chialer, moi aussi...
� Non, pas toi. Tu ne pleures jamais, toi... M�me quand t'�tais minot, m�me le jour o� tu t'es retourn� le bras, je ne t'ai jamais vu verser une larme...
� Arr�te quand m�me.
Il n'osait pas lui prendre la main � cause des tuyaux.
� Franck ?
� Je suis l�, m�m�...
� J'ai mal.
� C'est normal, �a va passer, il faut que tu dormes un peu.
� J'ai trop mal.
� Je le dirai � l'infirmi�re avant de partir, je lui demanderai de te soulager...
� Tu vas pas partir tout de suite ?
� Mais non !
� Parle-moi un peu. Parle-moi de toi...
� Attends, je vais �teindre... Elle est trop moche cette lumi�re...
Franck remonta le store, et la chambre, qui �tait orient�e � l'ouest, baigna soudain dans une douce p�nombre. Il bougea ensuite le fauteuil de place pour se trouver du c�t� de la bonne main et la prit entre les siennes.
Il eut du mal, d'abord, � trouver ses mots, lui qui n'avait jamais su parler ni se raconter... Il commen�a par des bricoles, le temps qu'il faisait � Paris, la pollution, la couleur de sa Suzuki, le descriptif des menus et toutes ces b�tises.
Et puis, aid� en cela par le d�clin du jour et le visage presque apais� de sa grand-m�re, il trouva des souvenirs plus pr�cis et des confidences moins faciles. Il lui raconta pourquoi il s'�tait s�par� de sa petite amie et comment s'appelait celle qu'il avait dans le collimateur, ses progr�s en cuisine, sa fatigue... Il imita son nouveau colocataire et entendit sa grand-m�re rire doucement.
� Tu exag�res...
� Je te jure que non ! Tu le verras quand tu viendras nous voir et tu comprendras...
� Oh, mais je n'ai pas envie de monter � Paris, moi...
� Alors on viendra, nous, et tu nous pr�pareras un bon repas !
� Tu crois ?
� Oui. Tu lui feras ton g�teau de pommes de terre...
� Oh, non pas �a... C'est trop rustique...
Il parla ensuite de l'ambiance du restaurant, des coups de gueule du chef, de ce jour o� un ministre �tait venu les f�liciter en cuisine, de la dext�rit� du jeune Takumi et du prix de la truffe. Il lui donna des nouvelles de Momo et de madame Mandel. Il se tut enfin pour �couter son souffle et comprit qu'elle s'�tait endormie. Il se leva sans faire de bruit.
Au moment o� il allait passer la porte, elle le rappela :
� Franck ?
� Oui?
� Je n'ai pas pr�venu ta m�re, tu sais...
� T'as bien fait.
� Je...
� Chut, il faut dormir maintenant, plus tu dormiras et plus vite tu seras sur pied.
� J'ai bien fait ?
Il hocha la t�te et posa un doigt sur sa bouche.
� Oui. Allez, dors maintenant...
Il se sentit agress� par la violence des n�ons et mit un temps fou � retrouver son chemin. L'infirmi�re de tout � l'heure le happa au passage.
Elle lui d�signa une chaise et ouvrit le dossier qui le concernait. Elle commen�a par lui poser quelques questions pratiques et administratives, mais le gar�on ne r�agissait pas.
� �a va ?
� Fatigu�...
� Vous n'avez rien mang� ?
� Non, je...
� Attendez. On a ce qu'il faut ici...
Elle sortit de son tiroir une bo�te de sardines et un paquet de biscottes.
� �a ira ?
� Et vous ?
� Pas de probl�me ! Regardez ! J'ai plein de g�teaux ! Un petit coup de jaja avec �a ?
� Non merci. Je vais prendre un Coca au distributeur...
� Allez-y, moi je me sers un petit verre pour vous accompagner, mais... motus, hein ?
Il mangea un peu, r�pondit � toutes ses questions et reprit son barda.
� Elle dit qu'elle a mal...
� �a ira mieux demain. On a mis des anti-inflammatoires dans sa perfusion et elle se r�veillera en meilleure forme...
� Merci.
� C'est mon m�tier.
� Je parlais des sardines...
Il roula vite, s'effondra et s'�touffa dans son oreiller pour ne pas craquer. Pas maintenant. Il avait tenu le coup si longtemps... Il pouvait lutter encore un peu...
7
� Caf� ?
� Non, Coca s'il vous pla�t.
Camille le but � petites gorg�es. Elle s'�tait accoud�e dans un caf� en face du restaurant o� sa m�re lui avait donn� rendez-vous. Elle avait pos� ses deux mains bien � plat de chaque c�t� du verre et fermait les yeux en respirant lentement. Ces d�jeuners, si espac�s fussent-ils, lui bousillaient toujours les intestins. Elle en ressortait pli�e en deux, chancelante et comme �corch�e vive. Comme si sa m�re s'appliquait, avec une m�ticulosit� sadique et probablement inconsciente, quoique, � gratter les cro�tes et � rouvrir, une � une, des milliers de petites cicatrices. Camille l'aper�ut dans le miroir derri�re les bouteilles, qui franchissait les portes du Paradis de Jade. Elle fuma une cigarette, descendit aux toilettes, paya sa consommation et traversa la rue. Les mains dans les poches et les poches crois�es sur son ventre.
Elle aper�ut sa silhouette vo�t�e et vint s'asseoir en face d'elle en prenant une longue inspiration :