San-Antonio
Entre la vie et la morgue
À Jeanne
et à Simon Perrin.
En toute amitié.
Les personnages de ce livre sont, hélas ! fictifs.
Mais si quelqu’un se reconnaissait dans ces pages, qu’il se rassure : je n’en prendrais pas ombrage.
CHAPITRE PREMIER
Ce qui s’appelle prendre le train
Vous allez dire encore que je suis vicelard sur les bords, mais j’aime les femmes à lunettes. Mon rêve le plus secret — et le moins libidineux — ç’a toujours été de m’en dégauchir une, bien fraîche, bien gironde, pour mon usage externe et personnel.
Connaître de l’extase avec une souris complétée par les Frères Lissac, reconnaissez que ça doit avoir son charme. Pendant que vous lui donnez le la à la contrebasse à cordes, vous matez ses châsses que les verres conclaves (comme dit Béru) transforment en poiscaille chinetock. Et ça vous hypnotise depuis les crins jusqu’aux orteils en passant par la membrane médiane, le gros colomb (Christophe pour les dames) et l’artère iliaque interne.
Si vous soufflez un peu fort, ça fait de la buée sur ses vitres et vous devez avoir alors la curieuse impression de vous farcir une quatre chevaux à double carburateur.
C’est en surveillant — avec la discrétion que vous savez — une fort aimable personne à bésicles que je laisse vagabonder mon esprit polisson dans le champ en friche de mon imagination.
Des nanas, j’en ai une bath collection à mon palmarès. S’il fallait répertorier toutes les frangines transformées par ma flamme en Stromboli, ça donnerait un catalogue à côté duquel celui de la Manu de Saint-Etienne aurait l’air d’une plaquette de poèmes. Je peux vous annoncer à vue de naze : onze cents Parisiennes, dix-huit cultivatrices, cent deux mercières, douze Espagnoles, trois Anglaises, une boiteuse, une Cambodgienne, vingt-cinq Négresses et une sexagénaire. (Elle avait un masque, c’était pendant le carnaval de Saint-Nom-la-Bretèche.) Or, à ce jour, pas une femme à lunettes ! Avouez que c’est rageant, non ?
M’est avis que la petite à laquelle j’accorde mon attention possède bel et bien les qualités requises pour inaugurer ma série des amours optiques. Elle est châtain-foncé-coiffé-court. Elle a une très belle corbeille de poires sur le devant et un décompresseur surbaissé à l’arrière avec chute du Rhin dans la région de l’estuaire. Ses lunettes sont en forme d’œil de lynx, si vous voyez où je veux en venir. Ça lui cloque un regard mystérieux, troublant, qui me court-circuite le disjoncteur.
Nous nous trouvons dans la salle d’attente des first class à la gare Montparnasse. Elle a acheté un bifton pour Rennes et j’en ai fait autant, me promettant d’engager la conversation avec cette beauté vitrée dès que l’occase se présenterait. Pour l’heure, je me tiens simultanément sur une banquette de cuir et sur une prudente réserve, car je guette la venue du sieur Bérurier, lequel doit m’escorter avec tact tout en s’efforçant de se rendre invisible.
Pour l’instant, c’est raté, car j’aperçois sa bouille rubescente derrière les vitres sales de la salle. Je me plante une cigarette dans les muqueuses, je chique au gnace qui n’a pas de feu et je me dirige vers la sortie. Le bureau de tabac est à droite. J’y vais sans regarder le Gros. En homme supérieurement doué pour les déductions rapides, il ramène ses deux cent douze livres derrière le kiosque.
— Tu devais m’espérer comme l’avenue de Messine ? murmure-t-il. Figure-toi que j’arrivais pas à poser ma charrette, j’ai fait tout le paquet de maisons près de la gare, j’ai rôdé dans les rues agaçantes, mes choses, oui ! Pas moyen de stationner dans Paname et sa péripétie aujourd’hui, doit y avoir une expo…
J’endigue (comme disent les Néerlandais habitant la Hollande) ce flot de paroles.
— On part pour Rennes, va prendre ton bif, le dur décarre dans dix minutes…
— Première classe ?
— Comme un mylord, oui, ma Grosse !
Il mate le formidable oignon qui lui vient de famille et qui empêcherait une vache de courir.
— J’ai tout mon temps. Elle est belle, la gosse ?
— Mon genre.
— T’es vergeot !
— Tu parles ! La fée Marjolaine m’a collé tellement de chance dans mon berceau qu’on en a mis une partie dans la naphtaline.
Je m’apprête à rejoindre ma valise lorsque Béru abat sa dextre éléphantesque (si je puis dire) sur mon bras.
— Tu connais la nouvelle ?
— Au sujet des ballets roses ?
— Non. Mon neveu… Il a repris la boxe.
— Il a eu raison, conviens-je, il n’avait qu’une oreille en chou-fleur et qu’une arcade cassée, moi aussi je suis pour la symétrie !
— Rigole pas. Un grand « managé » vient de lui signer un contrat en bon uniforme renouvelable par taciturne reconstruction.
— C’est Byzance ! déclaré-je.
— Non, c’est Filippi.
— Calte chercher ton ticket, tu vas louper le barlu.
— Bon ! Bon ! Faut toujours que tu nous secoues les plumes.
Il empoigne sa valoche éventrée dont la manette lui reste illico dans la pogne.
— Tu vas avoir bonne mine, en première, avec cette poubelle, rouscaillé-je.
— T’occupe pas, je réparerai le malheur avec un rouleau de Charleston.
Il s’éloigne de son allure poussive. Le gars Mézigue, plus connu sous l’appellation contrôlée de San-Antonio, se rabat sur la salle d’attente. La poupée à lorgnon est toujours là, sagement assise à quelques encablures de ma valoche. Maintenant que me voici débarrassé du Mastar, je peux la charger.
Je lui débloque un regard équivalant à une charge de dynamite qui la fait battre des stores. C’est fou ce qu’elle me plaît, cette fillette. En plus de ses lunettes, elle a dix-neuf ans à tout casser, et, en effet, elle casse tout, y compris mon cœur.
Je la file depuis ce matin. Comment je me suis branché sur ce gros lot ? C’est toute une histoire que je vais vous faire un plaisir de résumer. Voici deux jours, nos services, alertés par Interpol, ont appréhendé un certain Crakzic, sujet plus ou moins yougo et pas très propre bien qu’il soit slave, lequel était impliqué dans une histoire de vol aux States. Vol assez particulier puisqu’il eut lieu dans un laboratoire de recherches nucléaires. Le Crakzic a été mal fouillé, et quand on est venu le chercher dans sa cellote pour l’interroger, on l’a trouvé aussi raide qu’une chemise gelée.
Ce petit gourmand avait croqué un bonbon à la strychnine, manière d’oublier ses ennuis. La seule chose qu’il nous restait à faire, c’était natürlich, d’établir une souricière à son hôtel.
Bien nous en a pris puisque, le lendemain, la môme à qui je décerne le premier prix de lunettes toutes catégories débarquait et demandait après monsieur. Le taulier, affranchi par nos soins, lui a répondu que son client s’était absenté (tu parles : les grandes vacances, quoi !) en recommandant qu’on prie la personne qui viendrait de l’attendre… La fille a obéi. Elle a attendu jusqu’à ce matin seulement, l’impatiente, ensuite de quoi elle a demandé sa note.
En résumé, c’est bref, comme dirait Nescafé qui a toujours eu le sens du condensé : un zig brûlé qui se suicide, une môme qui vient à la relance et qui, après vingt-quatre plombes d’attente, se prend un bifton pour Rennes. That’s all.
Le petit côté assez surprenant de l’histoire, c’est que la donzelle se carapate sans avoir reçu de lettre ou de communication téléphonique à l’hôtel où elle a séjourné. Elle n’en est pas sortie une minute durant ces fameuses vingt-quatre arabesques accrochantes, vous en convenez — et si vous ne voulez pas en convenir, allez vous faire repeindre la colonne vertébrale au minium !