Выбрать главу

— Alors, rien, monsieur le directeur, m’enhardis-je.

Je ne veux pas vous bourrer le caisson avec de la paille d’emballage, mais de mémoire d’homme, on n’a jamais vu le vioque faire irruption dans un bureau subalterne. Pour qu’il ait quitté le sien, faut croire qu’il en a gros comme les Peters Sisters sur la patate.

En termes concis, choisis méticuleusement dans le Larousse, enchaînés par des liaisons appropriées (et pas trop dangereuses) je lui relate les événements du jour. Il écoute, en père turbable, ses sourcils sont parfaitement horizontaux, ses paupières batraciennes immobiles sur des yeux coagulés.

— Je ne vous fais pas mes compliments ! résume-t-il.

J’ai eu la sage précaution de me carrer les paluches sur le fignedé, de cette façon, il ne peut pas voir que je fais le poing dans le dos en même temps que celui de la situation[2].

Il traverse le local en prenant, soin d’enjamber la flaque de vinasse. Il va à la fenêtre. Dieu ! qu’il est large d’épaules. Sa bouille en peau de bébé rose miroite à la lueur des lampes.

— Messieurs, fait-il, on vient de me communiquer une nouvelle qui fera couler beaucoup d’encre cette nuit : l’annexe de l’ambassade américaine, avenue Gabriel, est en train de flamber. Et, pourtant, de sévères précautions avaient été prises…

Il sonde la perspective de Pantruche qu’on aperçoit depuis la fenêtre de mon bureau.

— Je crois même distinguer la lueur du sinistre…

Nous ne disons mot. Il se passe du trop grave, du qui ne permet pas d’en placer une ; même quand on se nomme Béru ou Pinuche et qu’on a autant d’intelligence que le squelette de dinosaure du Muséum.

Le Vieux se retourne, l’air accablé. Son front est plissé comme la robe de bal d’une petite jeune fille. Il paraît plus accablé qu’outré.

— Notre impuissance me fait mal, dit-il. Songez-vous, San-Antonio, aux conséquences qu’aura ce nouvel attentat ?

— C’est épouvantable, balbutié-je avec une science de la dramaturgie si consommée que Viandox ne manquera pas de me faire des propositions.

Tout à son émoi, le Boss piétine le vin de Béru. Il finit par s’en apercevoir et, montrant la flaque pourpre à terre, déclame :

— Voilà, messieurs, la France !

— Mais…, bredouille Béru.

— Qu’est-ce à dire ? tonne le vioque…

— Rien… Heu !… Je voulais juste dire que c’est du vin d’Espagne !

Ulcéré, le diro se taille en emportant un peu de l’Espagne à la semelle de ses souliers.

Nous mettons trois minutes avant que de nous rasseoir.

— Eh ben ! mon yeu, soupire le Gravos en mobilisant les tampons buvards pour éponger le sinistre… Tu parles d’une calamité… Du pinard que j’avais payé 1 F 20 !

Pinaud retire ses cornichons de la petite flaque d’encre. Quant à moi, je ne fais pas de bruit, je ne déplace pas d’air, mais je pense comme un roseau. Et les idées qui défilent sous mon dôme flanqueraient le cafard à des punaises.

Impuissance ! Il a raison, le Tondu. Impuissance ! Nous sommes les eunuques de la rousse ! Les invertébrés du parapluie ! Tout est perdu, fors l’honneur, comme disait… l’autre à… quelqu’un. Les Ricains ont chaud aux plumes décidément. Je comprends très bien la tactique des terroristes. Pousser les services amerlocks séjournant en France à se considérer comme étant en état de siège.

Créer par ce moyen une dissociation entre eux et la population françouze.

D’ac, le Dabuche a raison. Il s’agit de mettre le holà !

Je prends une feuille blanche, j’y trace un petit rond dans lequel j’écris Crakzic. Je fais, à côté du premier, un second rond dans lequel j’écris Gretta. J’unis ces deux cercles par un trait. Ensuite, plus bas, je dessine un troisième cercle à l’intérieur duquel je place en médaillon la photo-robot. Puis, c’est un point d’interrogation…

J’en suis là de mes graphiques lorsque Pinuche me touche le bras. Je relève la frite. Du doigt, il me montre un spectacle qui vaut le dérangement. Imaginez-vous que le Gros est agenouillé sur le plancher. Il prend appui sur ses mains et lape le vin répandu.

— Béru ! m’enroué-je.

Il dresse vers moi un mufle barbouillé de jus de cuveau.

— Tu déshonores ta qualité d’homme ! lâché-je doctement. Quand je pense qu’on donne une carte d’électeur à un être aussi repoussant.

Le gars Béru, faut pas l’attaquer sur le chemin de l’honneur. On peut le traiter de couillon et de cocu, il l’admet, parce qu’il sait que c’est vrai. Mais qu’on lui dénie le droit de vote, ça l’enflamme comme une omelette au rhum.

Il se lève et, tout dégoulinant de vin, s’approche de mon bureau.

— Qu’est-ce z’à dire ! gronde l’inhumain personnage. Môssieur le commissaire de mes trucs vient au renaud ? Môssieur le commissaire a envie qu’on le passe par la fenêtre sans même l’ouvrir ?

Je considère la nuit de Paris, éclaboussée de lumières.

— Inspecteur Bérurier, fais-je, je vous préviens que si vous continuez sur ce ton, vous pourrez rentrer dans vos foyers pour y surveiller le cétacé que vous eûtes la bonne idée un jour de conduire à la mairie.

Le Gros se marre. La détente, quoi. Il essuie ses babines et déclare, pour justifier son étrange comportement, que lorsqu’on fait venir du vin depuis les lointaines Espagnes, on n’a pas le droit d’en arroser les planchers administratifs. Bien qu’il n’y ait plus de Pyrénées depuis…, depuis longtemps, ça représente un sacré voyage et…

Il continue de s’écouler comme naguère son kilbus. Pinaud considère mon croquis avec intérêt.

— À quoi tu joues, San-A. ?

— Tu vois, dis-je, je me fais des dessins pour essayer de piger.

— Pourquoi que tu mets la photo du mystérieux tireur de sonnette sous Gretta ?

— Que veux-tu dire, archive moyenâgeuse ?

— Je veux dire, fait Pinaud, que ce type n’est pas intervenu dans l’affaire après la mort de la fille, mais avant !

Et d’ajouter, tandis que je le considère :

— Fatalement !

Le Gros va pour se manifester ; il n’en a pas le temps. Je suis déjà à la lourde. Je m’élance dans le couloir silencieux et dévale l’escalier cinq à cinq.

Il vient de m’éclairer le bulbe, Pinaud, avec sa remarque. Oui, l’homme du train n’est pas intervenu après, mais avant. Alors, au lieu de le rechercher dans le présent, je vais le rechercher dans le passé !

CHAPITRE VIII

Ce qui s’appelle prendre un coup de vieux

Le Toboggan est une boîte de nuit sinistre où l’on pourrait dire que gravite une partie de la pègre parisienne — si la gravitation était permise dans ce local étroit.

Ça ressemble à un couloir au fond duquel trônerait un piano demi-queue (pour les demi-sels c’est tout indiqué). Sur les murs, un artiste très épris de la Corse a brossé les bords de mer de l’île de Beauté dans des tons avantageux qui serviraient de publicité à la maison Ripolin. Je remarque, entre autres, une belle paire de fresques dont l’une représente une baigneuse en bikini serrant dans ses bras un dauphin et l’autre une seconde naïade descendant d’une Dauphine.

À l’entrée, il y a un bar assez long, auquel sont agrippés des pétasses et des messieurs aux doigts éclaboussés de diams. Pas besoin de sortir de Centrale pour piger qu’ils en viennent aussi.

Mon entrée dans la volière crée une certaine gêne. Ici, on trouve soit des habitués, soit des pigeons de province qui viennent se faire plumer. Aussi, comme je n’appartiens ni à l’une ni à l’autre catégorie, ils sont perplexes, ces pauvres chéris.

вернуться

2

Si vous trouvez mes calembours trop tirés par les cheveux, un bon conseil : coiffez-vous à la Yul Brynner !