Je me juche sur un haut tabouret, à l’extrémité sud du zinc, et j’adresse un S.O.S. au loufiat. J’sais pas où le diro de cette turne est allé pêcher son barman, mais je peux vous affirmer que ça n’est pas dans un concours de pin up boys. Ce mec est grêlé comme l’Etna, avec autant de cicatrices qu’un arbre de Robinson et des yeux faisandés qui me font penser à ceux d’un hareng en compagnie duquel j’ai pris jadis des bains de soleil.
— Ce sera ? demanda-t-il.
— Un 138 !
— Comprends pas ! riposte-t-il sèchement.
— Un double Vat 69, quoi ! Vous m’avez pas l’air doué pour les maths, mon vieux !
Il réprime un haussement d’épaules et prépare mon breuvage.
— Perrier ou siphon ? interroge-t-il.
— Nature, réponds-je… Je le prends comme ça, sur les rochers !
Il se désintéresse de moi afin de renouveler la provision de disques sur le pick-up suppléant à l’absence du pianiste-maison.
M. Marinade-Mariné se manifeste alors en italien et affirme qu’il s’envole. Je me détronche un brin sur l’honorable assistance.
C’est l’heure molle. Aux tables, il y a trois couples made in Bouseux-les-Bains qui boivent du champagne en faisant semblant de le trouver bon. Un maître d’hôtel hargneux leur verse le roteux à mesure qu’ils boivent et, lorsqu’ils ont le dos tourné, il sert même le seau à glace. C’est de bonne guerre. Paris by night, c’est bourré de pauvres cloches qui croient faire canaille en payant huit raides une boutanche de piquette.
Lorsqu’ils reprennent leur vie pépère à la fabrique de papier tue-mouches ou à l’exploitation agricole, ils en ont pour dix berges à raconter ça aux voisins émerveillés.
La clientèle du bar, elle, constitue le folklore. Les durs exagèrent leurs airs durs et les putes leur salacité. L’une de ces rosières, située à ma gauche, ne me quitte pas des carreaux. C’est une charmante fille, Martiniquaise, il me semble, aux yeux brillants et aux cheveux frisés comme les ressorts d’un Dunlopillo. Elle a un rire blanc et un sourire ma foi avenant.
De toute évidence, elle est sensible à mon charme. À force d’éponger les clilles champêtres, briochus et variqueux, engourdis du larfeuille et timides du calbar, cette brune amazone se dit qu’un coup de vertige avec un ravissant jeune homme qui n’écrit ses lettres d’amour que sur du papier vergé serait une sorte d’espèce d’aubaine. La voilà qui me fait du morse avec ses prunelles charbonneuses et qui se trémousse pour me montrer qu’elle a le contrepoids monté sur fourche télescopique et un petit entresol sur pilotis. Comme je n’ai pas l’habitude de balancer mon flouze pour me faire aimer, je la néglige outrageusement. Mon attention est davantage orientée vers le garçon, non que ce macaque déguisé en singe éveille en moi des instincts pervers, mais j’aimerais l’interviewer entre quat’ z’yeux bien qu’il ait de la conjonctivite et un début d’orgelet.
Parce que je dois vous dire — il en est temps — que c’est au Toboggan que la môme Gretta fit son valeureux métier d’entraîneuse avant que d’utiliser sa flamme à des fins plus incendiaires.
Je me demande si le loufiat au visage grêlé marnait déjà dans l’établissement à l’époque où Gretta y sévissait.
Je lui montre un bif de cinq et il fonce dans ma direction.
— Y a longtemps que vous grattez ici, vieux ? je le questionne.
Ses gobilles pas fraîches me virgulent un rayon de fiel.
— À cause ?
— Pour savoir… Y me semble que je vous connais.
— Et moi je suis certain qu’on se connaît pas.
— Parce que vous êtes moins physionomiste que bibi. Si c’est pas au Toboggan qu’on s’est connus, c’est peut-être ailleurs. Ça fait combien d’années que vous videz des bouteilles ici pour remplir des verres ?
— Deux mois !
Manque de bol !
— Et vous étiez dans le quartier, avant ?
— Ça m’est arrivé, oui.
Il cherche à me situer, le barman. La méfiance n’arrange pas son sex-appeal. Elle lui tord la bouche…
Je baisse le ton.
— Vous n’auriez pas connu, ça fait une paire d’années, une jolie blonde plus ou moins chleu qui s’appelait Gretta d’Hambourg ?
Il hausse les épaules.
— Non.
— Le patron de la taule est ici ?
— Non.
— Et vous ne voyez pas qui pourrait me rancarder au sujet de cette gonzesse ?
— Non.
Il ajoute, rogue :
— C’est à cause ?
— À cause d’à cause, je lui réponds, histoire de ne pas le laisser dans une troublante incertitude.
Magnanime, je lui glisse un pourliche honnête et je vais au maître d’hôtel en smok froissé. Le pingouin en question a le front bas, le nez écrasé et une arcade qui le fait vraiment sourciller. Son cas ne laisse place qu’à deux possibilités : ou bien il a fait de la boxe jadis, ou bien il a descendu les trois étages de la tour Eiffel sur la bouille.
Je lui chope une aile, familièrement.
— Vous avez une seconde, cher ami ?
Il prend instantanément l’air réservé du monsieur qui s’est gouré de cinq mille francs en vous rendant la mornifle et qui ne veut pas le savoir.
Je le prends par les sentiments, c’est-à-dire que je lui introduis la physionomie méditative du cardinal de Richelieu dans la main.
Il l’escamote avec une dextérité qui aurait ravi Louis XIII et surtout Anne d’Autriche.
Il ne pose pas de questions, ne marque aucune curiosité, simplement, en échange de mes dix francs il me tend une merveilleuse oreille boursouflée qui serait peut-être comestible pour peu qu’on la croque avec des pickles.
— Avez-vous connu une certaine Gretta, dite de Hambourg, qui faisait de l’emballage ici, il y a deux ou trois ans ?
Le pingouin secoue la tête.
— Non, monsieur le commissaire ! dit-il.
J’en suis sur le prose. Voilà que je suis repéré à c’t’heure !
— Vous me connaissez ? ne puis-je m’empêcher de proférer, soulignant par cette remarque un état de fait indiscutable.
— Je suis le frère à la comtesse !
Pour moi, c’est un trait de lumière. La comtesse était une bistrote réputée de Montmartre qui s’est fait mettre en l’air parce qu’elle becquetait à la grande gamelle. Je fréquentais beaucoup chez elle avant son accident (elle avait eu l’imprudence de se mettre sur le passage d’un chargeur de Mauser).
— T’es Phi-phi-bonne-bourre ?
— Exactement !
— Note que ma question reste valable…
— J’ai pas connu la fille en question, m’sieur le commissaire. Je suis sorti de pension au début de l’année seulement. Vous savez bien que j’étais à Poissy !
— Ah ! bon, excuse…
Cette fois, je suis grillé comme une biscotte dans cette crèche ; vous pensez bien que Phi-phi-bonne-bourre qui a perdu sa frangine à la fleur de l’âge parce qu’elle avait la langue trop longue ne va pas s’affaler sur simple présentation de ma carte ! De plus, il a dû mettre ses collègues au parfum dès mon entrée au Toboggan et ça explique le manque d’enthousiasme du barman.
— À la bonne revoyure, Phi-phi, murmuré-je. J’espère que tu te plairas dans la limonade…
— C’est passionnant, assure-t-il.
Écœuré, je m’esquive. Ma charrette est remisée à vingt pas de là. Au moment où je délourde la portière, une voix harmonieuse me chatouille les trompes d’Eustache.
— Allô !
Je me retourne et j’avise la Martiniquaise du zinc. Elle est sortie sur mes talons et m’a filé le train.