Le haut-jacteur de la gare annonce que le dur est en gare. Les voyageurs saisissent leurs pacsons de linge propre et partent à l’abordage. Inutile de vous dire, n’est-ce pas, que je reste dans l’odorant sillage de ma ravissante binoclée (au fait, elle s’était inscrite à l’hôtel sous le blaze de Claire Pertuis). Lorsqu’elle se trouve devant le marchepied du wagon, j’ai l’occase idéale pour me manifester dans son espace vital.
— Voulez-vous me permettre de hisser votre valise, mademoiselle ?
J’ai droit à un sourire sans plombage ni prothèse, entièrement briqué à la chlorophylle.
— Merci, monsieur, vous êtes trop aimable !
À trop hisser on risque l’élongation, je sais, mais je ne sens plus le poids de sa valoche. Sur ma lancée, je coltine son bagage jusqu’à un compartiment où, par chance, il n’y a personne.
Dernier épaulé-jeté dans le filochon. J’essuie d’un mâle revers mon front olympien.
C’est bath la galanterie françouaise, mais ça file parfois des vapeurs.
— Je vous remercie, monsieur.
Elle a une voix qui ressemble à de la musique ; j’en ai les trompes d’Eustache qui frisent.
— Vous allez au Mans ? demandé-je avec une hypocrisie qui foutrait de la nostalgie à un ministre des Affaires étrangères.
— Non, à Rennes !
— Tiens ! comme moi !
Je me gargarise un chouïa les amygdales.
— Tant mieux, fais-je, cela me vaudra le plaisir de voyager en ravissante compagnie.
Voilà ma voisine qui rosit. J’ai droit à un nouveau sourire plus chaud que le précédent.
À cet instant, un chant altier éclate, provenant du compartiment voisin. Le Gros me signale sa présence immédiate en bramant l’hymne libanais célèbre « Ah ! quel plaisir d’avoir une belle à Beyrouth » ; ensuite de quoi, il se met à ronfler tant et si bien que nous avons l’impression d’avoir pris un Super-Consternation au lieu du train.
C’est curieux, un contact humain. Il existe des individus en compagnie desquels vous pouvez cohabiter dix ans sans éprouver la moindre envie de leur raconter l’extraordinaire aventure de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’os, et puis d’autres auxquels vous confieriez votre vie intime plus celle de votre concierge dès le premier regard. Je m’empresse de vous dire que Claire Pertuis appartient à la seconde catégorie. Ce qu’elle est charmante, cette enfant, avec son tailleur en tissu simili-éponge vert, son délicat fond de teint orangé et ce regard profond comme une fosse celtique (dirait le Gros).
La voilà qui croise les jambes, mettant ainsi en valeur ses cannes au galbe impec et ses bas sans couture. Un trésor !
— Puis-je vous offrir une cigarette ? m’enquiers-je.
— Non, merci.
Là-dessus, le train siffle trois fois, et nous quittons Pantruche. Les roues du convoi se mettent à jouer sur les rails leur musique aussi lancinante que « Le beau vélo de Ravel ».
Un gnace des Wagons-Lits, chauve comme un œuf (un œuf à la Cook) joue les enfants de chœur en agitant sa sonnette. Il brame « premier service » du ton affligé d’un homme qui vient de tâter aux choux-fleurs réchauffés et à la semelle racornie du cuistot.
— Vous prenez votre repas au wagon-restaurant ? demandé-je à ma protégée.
Elle secoue la tête.
— J’ai horreur de manger dans ces sortes d’endroits.
— Tout comme moi, renchéris-je tristement, car j’ai les ratiches qui s’impatientent et l’estom qui fait bravo.
Va falloir que je me l’arrondisse au compas jusqu’à Rennes ! Perspective affligeante, les mecs, pour un garçon dans la force de l’âge qui a besoin de calories pour continuer à séduire la gent féminine et assimilée. C’est pas que j’aie le culte de la tortore, mais j’ai horreur de rester longtemps sans morganer, après on a le Prosper qui s’exclame, or le borborygme fait négligé.
— Vous êtes bretonne, mademoiselle ?
— Non, parisienne…
Voyez-vous ! Elle est parigote et elle était descendue dans un hôtel avenue de l’Opéra ; seule, ce qui est un comble, comme disait Mansard.
— Vous partez peut-être en vacances ?
— Je vais rendre visite à une amie de pension.
— Si elle est aussi ravissante que vous, je vais finir par habiter Rennes.
— Vous avez le compliment facile, dit-elle.
— Avec vous, on n’a pas de mérite.
J’ai dû envoyer le bouchon un peu trop loin car elle s’abstient de rire. On l’aurait élevée dans une pension sérieuse, cette môme, que ça ne me stupéfierait pas tellement. Que pouvait-elle bien avoir affaire avec Crakzic ?
— Vous êtes voyageur de commerce ? demande-t-elle.
— Non, pourquoi ?
— À votre bagou, j’aurais cru…
— Eh bien ! vous vous trompez. Je travaille dans les pâtes alimentaires. Mon métier est d’une haute précision : je suis vérificateur en macaroni. Je m’assure de ce qu’ils sont troués convenablement.
— Et vous allez à Rennes pour une urgence ?
— Oui. Je vais expérimenter un démêloir à vermicelle. Là-bas, c’est le pays du rouet, vous comprenez, ils ont des bancs d’essai réputés.
Cette fois, elle se marre à gorge d’employée. Les rondeurs de son corsage se dilatent. Si jeune et avoir un pareil capital devant soi, voilà qui vous rendrait militant d’extrême gauche !
Le train roule à toute vibure et nous traversons des cultures maraîchères. On aperçoit des espaces immenses plantés de poireaux ; avec, çà et là, des cabanes à outils entièrement faites à la main au moyen de vieux bidons. Les villages alanguis dans la touffeur de l’été somnolent en rond autour de leurs églises. C’est paisible comme un tableau de Corot.
Par moments, on distingue des coqs sur des tas de fumier et des vaches pensives derrière des barbelés.
La conversation languit un brin. Je cherche quelque chose d’intéressant à bonnir et ne trouve rien. C’est duraille de blablater une souris intelligente et réservée lorsqu’on ne la connaît pas. Vous allez m’objecter qu’on peut parler du temps vu que c’est un sujet toujours d’actualité, d’accord. Mais une petite bêcheuse commak ne se passionna pas pour la météo.
— Vous avez vu la mode d’automne qu’on vous prépare ? rambiné-je.
— Non.
Allons bon, elle se moque de ça aussi, c’est à se déguiser en bâton de maréchal en se mettant des bouteilles de limonade autour du buffet !
Néanmoins, je poursuis ma causerie documentaire.
— Les couturiers ont mis au point un manteau de demi-saison étonnant ; il est réversible, transformable et antidérapant. Côté doublure, il sert pour le théâtre ; mis à l’envers, il fait chemise de nuit et si l’on boucle la ceinture, on obtient une tenue de chasse idéale pour les cocktails et la pêche sous-marine.
Elle s’efforce de sourire, mais je sens bien que le palpitant n’y est pas. Au lieu de m’admirer, ce qui serait une réaction normale vu mon physique avantageux, elle zyeute par la vitre.
Ce qu’elle mate ainsi, ça n’est pas le ravissant horizon de poireaux, mais la route nationale longeant la voie ferrée. Mine de rien, je me penche pour relacer mes escarpins (lesquels, soit dit entre nous et le traité de Westphalie, n’ont pas de lacets). Ma position inclinée me permet de filer un coup de périscope sur la route. J’aperçois une Mercedes grise décapotable dont le conducteur se livre à des appels de phares. Qu’est-ce à dire ?
Ma compagne de voyage cesse de s’intéresser à l’extérieur et se lève pour cramponner sa valoche, laquelle, comme tous les bons biftecks, se trouve dans le filet. Toujours empressé, je la lui descends. Elle fait claquer les fermoirs dorés et prend parmi des effets soigneusement pliés une trousse de toilette en épiderme de goret. Elle rabat le couvercle et, après un petit sourire à ma valeureuse personne, fait coulisser la lourde du compartiment.