— Qu’est-ce que t’en dis, Gros ? murmuré-je.
Pour toute réponse, il hausse les épaules.
— Ces bestioles ont trop attendu à la consigne. Mais à quoi riment-elles ?
Dominant ma répugnance, j’en biche une par les pinceaux et je l’examine à la lumière du jour. C’est la belle chauve-souris, quoi, bien dodue avec des ailes effrayantes ; une vraie publicité pour le Grand Guignol !
— C’est dégueulasse ! affirme Béru.
Mettant le comble à son écœurement, je vide la boîte sur son sous-main. Ça constitue un joli tas de chauves-souris. Le Gros fuit à l’autre extrémité de la pièce et s’abat dans mon fauteuil pivotant comme un pauvre faucon blessé.
— T’es complètement dingue ! proteste-t-il.
— Excuse-moi, rétorqué-je, mais il faut que je rende l’emballage, il est consigné (c’est vraiment le cas de le dire).
Je sors pour confier la boîte à un coursier. Notez que je ne me fais pas d’illusions : les potes à Iachev doivent bien se douter que les bestioles sont cannées. Néanmoins, j’ai appris qu’il ne fallait rien négliger et surtout pas l’honnêteté des petites jeunes filles. Je relourde la boîte à double tour et la remets au garde Meurmèneserampa (un Corse) en lui demandant de la porter à Saint-Lazare aussi vite que le permettent les moyens de locomotion urbains mis à la disposition des Parisiens.
Il dit « banco » (beaucoup de Corses parlent le monégasque) et enfourche sa bicyclette.
Au lieu de regagner mon burlingue, je monte chez le Vieux pour le mettre au parfum. Vous avouerez qu’il y a de quoi se flanquer un court-circuit dans le bol. Car enfin, il n’est pas commun de voir empaqueter des animaux pareils, ni de les voir déposer dans une consigne de gare comme un bagage accompagné. On fait voyager des chauves ; on fait voyager des souris ; mais rarement des chauves-souris. En tout cas, c’est la première fois que je vois ça.
J’expose au vioque ce complément d’information. Il m’écoute attentivement, puis l’homme chauve sourit malicieusement.
— Ces bestioles servaient de cobayes, parbleu, San-Antonio ?
— Vous croyez ?
— Il y a là-dessous une histoire de laboratoire clandestin où se font des expériences pas catholiques. Il faut que vous le découvriez, mon cher ami.
— Je vais tâcher, chef !
Il est de meilleure humeur. J’ai droit à une petite tape cordiale sur le rembourrage de mon veston.
— Vous tenez le bon bout, croyez-moi !
— Je ne demande qu’à vous croire, en effet, patron.
Je le quitte sur cette aurore boréale illuminant nos relations.
J’arpente le couloir malodorant qui conduit à mon bureau lorsque mon sens auditif est meurtri par des clameurs en provenance de celui-ci. Je n’ai pas le moindre mal à identifier la voix à fort pourcentage de matières grasses de Bérurier. Il pousse des cris qui font vibrer les cloisons. J’accours. La porte ouverte, je suis sans voix, comme dirait François Mauriac s’il en avait une. Voilà que mes chauves-souris sont ressuscitées et qu’elles volent éperdument autour du Gros, s’accrochant à son bitos (le jour, les pauvrettes sont aveugles, n’est-ce pas) ou se cognant contre la croisée. Béru décrit de grands moulinets avec une règle et il en a déjà bousillé une demi-douzaine.
— Aide-moi ! mugit l’Enflure. Aide-moi, que ces saloperies vont me crever les châsses !
D’autres collègues accourent. On réquisitionne des chapeaux dont nous nous servons comme de filets à papillons et nous parvenons enfin à neutraliser l’escadrille. Le tableau de chasse est plutôt hideux. Vraiment la chauve-souris est un animal qui n’a pas été gâté par le créateur question esthétique. Le jour où il l’a conçue, Dieu avait mélangé les plans.
— Portez ces affreuses bêtes au labo, dis-je. Qu’ils les mettent dans un endroit approprié en attendant !
Le Gros est violet comme un évêque en tenue d’apparat.
— Si je fais pas une jaunisse, bredouille-t-il, j’aurai de la chance !
— Tu n’en prends guère le chemin, le rassuré-je.
Il dit que, néanmoins, pour dissiper son émotion, il va aller biberonner un rhum en bas et je n’ai pas le cœur de l’en empêcher. D’autant plus que je suis heureux comme un petit fou. Je décroche le téléphone.
— Patron, dis-je au Vieux, je viens d’avoir une idée, puis-je retourner vous voir ?
— Vous êtes toujours le bienvenu, San-Antonio, rétorque mon supérieur.
— Comme Montparnasse, ajouté-je après avoir posé l’aide-mensonge sur son support chromé.
— Alors, cette idée lumineuse ? attaque illico le tondu.
Il cure ses ongles au moyen de ses ongles. C’est de l’auto-allumage !
Je lui raconte l’aventure bérurienne.
— Par exemple ! s’exclame-t-il. Des chauves-souris ressuscitées !
— Non, chef. Bien qu’elles viennent de Saint-Lazare, je ne crois pas qu’elles l’aient été. Les miracles n’ont lieu qu’une fois, vous le savez. Je pense qu’elles étaient simplement en état d’hibernation. Et on les avait placées dans une boîte frigorifique, car c’était le moyen idéal de les transporter sans attirer l’attention.
— Vous brûlez ! affirme le dabuche.
Ce qui est vraiment une façon de parler impropre aux circonstances, admettez-le !
— Mais ça n’est pas ça, l’idée lumineuse, patron !
Il en fait craquer ses jointures !
— Oh ! Oh !
— Non. Je crois avoir deviné l’usage réel qu’on faisait de ces mammifères ailés !
— J’écoute !
— On ne les destinait pas à un laboratoire…
— A-quoi-donc-en-ce-cas ? dit le Vieux, si vite que j’ai l’impression qu’il s’exprime en hongrois.
— La bande d’Iachev s’en sert pour mettre le feu chez les Américains. Voilà pourquoi les incendies ne se déclarent que la nuit ; voilà pourquoi ils prennent toujours au bord des toitures ; voilà enfin pourquoi les plus forts barrages policiers ne peuvent les empêcher. Les terroristes ont trouvé le moyen de fixer après les chauves-souris de petites bombes incendiaires. Le soir venu, ils les raniment en les exposant simplement à la température ambiante, et ils doivent les déposer à proximité des points stratégiques. La chauve-souris, au bout d’une demi-heure — c’est le temps qu’il leur a fallu dans mon bureau — reviennent à la vie. Elles sont attirées par les lumières de la maison prise pour objectif, et…
— Bravo ! crie le Vieux.
Jamais je ne l’ai vu aussi excité. Il en perd son self-control.
— Vous venez de découvrir la clé du mystère, San-Antonio.
Et de me pétrir la dextre avec une telle énergie que je crains qu’elle ne lui reste dans les doigts.
— En somme, pour protéger les bases américaines, ce ne sont pas des hommes armés qu’il faut, mais des filets…
— Exactement, patron.
— Que comptez-vous faire, maintenant ? demande-t-il, revenant au positivisme qui a toujours été sa règle de conduite.
— Attendre ! J’espère que ces dégourdis auront besoin des chauves-souris pour continuer leurs attentats.
« Peut-être tenteront-ils de récupérer celles qu’ils croient en souffrance à Saint-Lazare.
— Très bien, opine le Vieux. Et si vous parvenez à appréhender un nouveau membre de la bande, déshabillez-le entièrement afin qu’il ne puisse pas se suicider.