— Bien, m’sieur le…
Je raccroche.
Pour passer le temps (puisqu’il travaille pour moi) je me fais amener le pedigree du Méhariste — ainsi surnommé parce qu’il a servi dans les troupes coloniales, vous l’avez deviné grâce à cette intelligence débordante qui vous a valu un emploi de balayeur aux établissements Latrine. Le monsieur se nomme en réalité Jean Broctasseur. Il a trente-deux ans, une partie de ses dents, une frime de salaud qui ferait frissonner un tigre et une cicatrice au coin de la bouche, ce qui semble élargir démesurément celle-ci. Il a fini ses études dans une maison de correction qui n’a rien corrigé du tout.
Comme états de services, on note une condamnation pour proxénétisme, une autre pour vol qualifié, une troisième pour attentat à main armée. Bref, c’est le chouette panachage des malfrats qui cherchent leur voie, et qui finissent par découvrir (un matin) qu’elle passe par la lunette de la Veuve.
J’aime bien me rendre compte par moi-même du pourquoi du comment des choses, aussi n’hésité-je point à faire le voyage Pantruche-Rambouillet pour renifler de près la vie édifiante du bienheureux Jean Broctasseur, dit le Méhariste.
Comme il me faut toujours un repoussoir (les vedettes sont commako) je réquisitionne l’effroyable Béru lequel sort de sa biture comme une pécheresse sort du confessionnal.
Afin de surmonter son ivresse, il s’alimente. C’est un camembert qu’il sacrifie en holocauste sur l’autel de Bacchus. Un brave vieux calandos de vitrine qui s’échappe de sa boîte par tous les orifices.
— Dis donc, Gros, soupiré-je, il roule sur la jante, ton camembert.
Béru ne se démonte pas.
— Je les aime comme ça ! affirme-t-il.
Et de commenter.
— Qu’est-ce qui compte dans le pain ? La croûte, non ? Eh ben, dans le fromage c’est pareil. J’ai lu un article dans le Réhadère-Digeste comme quoi tout le bon d’un frometon se tient à la surface : les aumônes ; l’auréole micine ; la pénis cilline, tout, quoi !
Je les embarque, son camembert et lui, dans ma chignole et je prends la route de Rambouillet, non sans avoir chargé l’agent Tilhomière de porter au principal Pinaud le flacon de calva tant désiré. Vous le voyez, je respecte mes serments, surtout les serments du jus de pomme (il n’est pas fameux, çui-là, mais il m’a échappé).
Un gai soleil miroite sur les frondaisons verdoyantes de la forêt lorsque nous passons le panneau indiquant que nous nous trouvons sur le territoire où l’élite de la diplomatie mondiale tire sur des faisans républicains. Je vais directo à la Gendarmerie Nationale où l’adjudant-chef Ladanlosse me reçoit avec tous les honneurs dus à mon rang.
Il a reçu le message de Mathias et ses pandores draguent dans les environs avec l’espoir de rencontrer le Méhariste.
Je l’interviewe sur le mec et il m’apprend que l’ex-pensionnaire de Clairvaux s’est réellement installé à Rambouillet où il s’est mis en ménage avec Virginie Lavertu, une fille à la cuisse légère qui fait les beaux soirs des messieurs solitaires de Rambouillet.
Ladanlosse m’apprend en outre que le Méhariste avait trouvé une place de chauffeur chez un nommé Iachev, ce qui n’est pas fait pour me surprendre, ni, je l’espère, pour vous étonner. Je mords parfaitement la trajectoire : ce forban en rupture de geôle vient dans la résidence qui lui est assignée (et il pourrait tomber plus mal !). Il commence par se maquer avec la pétasse du coin. Ensuite il trouve un job chez un patron pas ordinaire (qui se ressemble s’assemble) lequel, découvrant son pedigree, tire parti du personnage pour les besoins de son organisation… Oui ! Je pige ! La brume se déchire !
— L’adresse de la demoiselle, s’il vous plaît ? dis-je brusquement.
L’adjudant-chef compulse un carnet fortement moleskiné dans lequel il inscrit ses dépenses, des recettes de cuisine et les numéros des dixièmes de billets de loterie nationale achetés en participation avec son supérieur hiérarchique et son subordonné le plus direct.
La fin du carnet-fourre-tout a été aménagée en répertoire. Il ouvre à la lettre « L » et déclame d’une voix de baryton-constipé dont certaines inflexions rappellent Chaliasexe :
— Lagenouille ; Lavertu… Voilà, voilà…
Étant presbyte de naissance et presbytérien de religion, il recule le carnet pour mieux lire.
8, rue Nico… Nicola… Nicolai…
« Je vous demande pardon, commissaire, c’est un tréma ou des crottes de mouche, là, au-dessus du I ?
— Un tréma !
— En somme, ça donne Nicolaï ?
— Indubitablement, et je vous remercie.
La rue Nicolaï est peu passante, ce qui fait qu’il n’y passe pas grand monde. Elle mesure vingt-cinq mètres de long sur deux de large. Le 8 est un ancien magasin de photographe, lequel photographe a dû faire faillite car les noces ne pouvaient s’engager dans sa voie étroite. Une entrée le flanque. Au fond d’un couloir ombreux s’amorce un escalier de bois recouvert de linoléum. Les marches ululent sous le poids de Bérurier. L’unique porte de l’unique étage porte une inscription à la peinture :
Elle a une drôle de façon de faire les pognes, Virginie. D’ailleurs, je dois à la vérité de signaler qu’un client facétieux a biffé à la craie le premier « i » de son prénom pour y substituer un « e », lequel, bien que muet, dit assez bien ce qu’il veut dire.
Nous frappons trois petits coups discrets afin de mettre la rosière en confiance. Un silence résolu nous répond. J’insiste une fois, deux fois, trois fois, et, personne ne poussant les enchères, j’adjuge la serrure à mon sésame.
C’est un amuse-gueule pour cet instrument breveté S.G.D.G.
Nous voici dans un vestibule décoré de photos galantes.
— Y a quéqu’un ? s’informe Béru que l’endroit émoustille.
Mais y a toujours personne. La visite des lieux est rapide. L’appartement ne comporte qu’une cuisine-salle d’eau (l’évier et un violon de faïence composant la seconde partie du mot composé) et une chambre bourrée de japoniaiseries. Le lit en a vu de dures (de même que des vertes et des pas mûres), il est incurvé en son milieu comme si Bérurier y avait passé trois ans de convalescence.
Quelques livres de chevet (dont les titres garantissent la profondeur psychologique : « Introduction de ma vis dévote » avec illustrations en couleurs et hors-textes en caoutchouc, « Le garde champêtre amoureux » ; « Mouille ton doigt pour tourner la page », etc.) s’empilent sur la cheminée.
Je note que la chambre est en ordre, très propre, avec juste ce qu’il faut de poussière pour qu’on puisse dessiner des cœurs sur les meubles.
— C’est un vrai nid d’amour ! roucoule ce vieux coucou de Béru avec délectation. J’y passerais bien un véquende, parole !
Il dépose ses Bayonne entre les bras d’un fauteuil placé face à l’armoire à glace (pour la commodité des plans kinescopés) et y mire sa face apoplectique avec une certaine complaisance, poussant le narcissisme jusqu’à arranger en forme d’accroche-cœur la mèche poisseuse qui orne son front.
— Tu trouves pas, murmure-t-il, que je ressemble à Napoléon ?
— Tout au moins à son dargeot, consens-je.
J’ouvre l’armoire, arrachant ainsi l’aimable reflet de Béru. Dans ce fauteuil, le Gros ressemble plutôt à un roi fainéant (au plus cossard de tous). Dans le meuble transformé en penderie, je déniche quelques robes, un manteau minable, ainsi qu’un complet et un imperméable d’homme. Geste doucement professionnel : je fouille les poches proposées à ma cupidité policière. Dans celles du complet, je déniche un mouchoir dont usa une personne enrhumée, de la monnaie menue, deux cigarettes américaines et un stylomine. Celles de l’imper ne recèlent qu’un gant de peau. Je l’examine attentivement et, par acquit de conscience, je cherche son frangin, mais en vain. Le Gros qui suit mes faits et gestes intervient :