— Tu le reconnais pas, ce gant, San-A. ?
C’est pour moi un trait de lumière.
— Sapristi ! C’est le jumeau de celui que nous avons trouvé sur la voie ferrée le jour de l’attentat ?
— Que « j’ai » trouvé ! précise Béru.
Je glisse l’étui à salsifis dans ma poche. Voilà qui peut devenir une pièce à conviction capitale pour inculper le Méhariste de meurtre.
— Où en sommes-nous, maintenant ? demande mon collègue en curant son oreille avec une allumette d’un geste gracieux.
En attendant ma réponse, il considère le résultat de ses fouilles à la lumière du jour et le dépose soigneusement derrière le revers de sa veste.
Je suis en arrêt devant la cheminée. Elle est surchargée de photos de famille. Tous les ascendants de la môme Virginie sont là, au complet, à la regarder soulager l’humanité souffrante. Il y a ses grands-parents, ses parents, un militaire qui doit être son frère, une vieille à bésicles qui devrait être sa tante Eulalie, et puis Virginie soi-même, à moult époques de sa p… de vie. Elle sortant de l’école. Elle photographiée aux côtés d’un berger allemand, puis au bras d’un Allemand (sous-officier s’il vous plaît ! ça pose !). Virginie en gendarme (cliché de fête foraine) ; Virginie à Paris, sur les boulevards. Toute sa famille réunie a l’air bien heureuse de lui voir faire son chemin, à cette petite. Et les messieurs qui se succèdent ici sont très contents d’avoir l’approbation des parents. L’amour en famille, c’est ce qu’il y a de mieux. Ça leur fait du bien de voir le culte de Virginie pour les siens.
Ils ont le sentiment délicat de s’intégrer à une communauté. Ce sont les gendres putatifs du couple honnête, aux regards émouvants braqués sur l’objectif, dans l’attente du petit oiseau.
— Toi, fait le Gros, émerveillé, tu penses à quelque chose.
— Moi, oui ! dis-je en empochant l’une des photos de la môme Lavertu.
— Elle est plutôt tartignole, non ? fait Béru en s’approchant. On dirait qu’elle louche, ou alors c’est un reflet dans ses lunettes ?
— Ça ajoute à son charme, dis-je. Ceux qui grimpent ici sont honorés par ce strabisme convergent, ils mettent ça sur le compte de l’extase. Bon, on y va !
— Où ?
Je n’ai pas l’heur de lui répondre. Un bruit caractéristique se fait entendre sur le palier : celui d’une clé fourrageant dans la serrure. Le Gros va pour me faire remarquer la chose mais je le stoppe en mettant un doigt devant ma bouche.
Je lui désigne un recoin, entre l’armoire et le mur, il s’y blottit. Moi-même je me plaque contre la cloison. Il n’est que temps : un pas retentit dans le vestibule. La porte de la chambre s’ouvre, une silhouette paraît. Je reconnais, bien que ne le voyant que de profil, le Méhariste. Il tient une valise qu’il jette sur le lit. C’est le moment que je choisis pour intervenir. D’ailleurs, il n’est que temps, car le gredin a éventé une présence et se retourne. Il prend ma cacahuète number one au menton. En guise de flocons d’avoine, je vous la recommande pour-quand-vous-z’avez-du-monde. Travail propre, sans bavure. Monsieur a les genoux qui font le casse-noix et sa tête dodeline. Le Gros, qui a toujours son mot à dire dans les grandes circonstances, profite de ce que notre homme est à sa portée pour lui filer la manchette complémentaire sur la glotte.
Cette fois, le Méhariste va au parquet.
Je le ramasse et l’étends sur le lit auprès de sa valise. Voyez menottes ! Pendant qu’il cherche à faire surface, j’explore ses fouilles. Il trimbale en guise de scapulaire un Béretta pour grande personne qui collerait la jaunisse à un quincaillier.
Je me l’approprie. Mon exploration se poursuit, systématiquement. Mais je ne découvre rien d’intéressant sinon un solide paquet d’artiche (plus de quatre cents laxatifs !). J’ouvre la valise : elle est vide. Vraisemblablement, môssieur venait chercher ses frusques.
— On l’emmène ? demande le Gros.
— Pas tout de suite, je trouve qu’on est rudement bien ici pour parler, cet appartement incite aux confidences…
— Et si la gonzesse arrive ?
— T’occupe pas ! Tu as tes menottes ?
Il me passe son cabriolet grand sport, aux chromes rupinos.
J’opère alors un aimable turbin. Je délace les godasses du Méhariste, ensuite, ses chaussettes, et je fais passer ses nougats entre les barreaux du lit. Je les maintiens hors de la couche grâce aux menottes de Béru. Je biche les ficelles d’un rideau et j’attache ma victime au sommier. Il est incapable de faire un mouvement. Un long soupir s’exhale de sa poitrine car il commence à débarquer de son nuage.
— C’est formide, murmure Bérurier.
— Quoi ?
— Le milieu, vois-tu, n’est plus ce qu’il était. Les malfrats de nos jours ne se refusent rien : regarde çui-là, par exemple : eh bien ! il a les pieds propres ! Y a vingt ans, t’aurais jamais vu ça !
Le Méhariste bat des cils, ouvre ses jolis yeux et une lueur faisandée y brille.
— Alors, annoncez la couleur, fait-il d’un ton hargneux.
Je lui montre ma carte, conscient de ce qu’aucune parole ne peut remplacer le concret.
— Et alors, quoi ! murmure-t-il, un chouïa moins belliqueux, j’suis en règue !
— Avec ta conscience, peut-être, car elle est du genre accommodant ; mais pas avec bibi, mon gars. Et si j’ose cette métaphore hardie : maintenant que tu es étendu, il va falloir t’allonger !
— Quoi ?
— Personnellement, je t’accuse de meurtre et de tentative de meurtre. Avec ton casier qui déshonorerait des gogues publiques, tu y vas du cigare, c’est couru !
— Qu’est-ce que c’est que ces giries ? J’suis pas dans la course !
— Pourtant, avec tes dons de chauffeur, tu pourrais participer à la compétition, bonhomme !
— Mais…
Il la boucle, car Béru vient de lui cloquer un ramponneau sur mesure ! La lèvre inférieure du truand éclate.
— Ça va t’apprendre à la fermer ! grogne le Gros.
— Permets, dis-je à mon pote, moi, je tiens à ce qu’il l’ouvre, au contraire…
— J’ai rien à dire ! fait le Méhariste plein d’une farouche conviction.
Je cligne de l’œil au Michelin de service. Béru, qui sait lire sous une paupière mi-close, sort son briquet fumeux et en promène la flamme sous la plante des pieds du mec. Il pousse un si bémol galvanisé dont l’écho se répercute dans l’appartement.
— On va mettre la radio, dis-je.
Cette fois, le Méhariste pige qu’il est bon pour le sévice.
Tandis que le Philips chauffe, je lui donne des précisions.
— Tu comprends, gars. Ici, on n’est pas à la grande turne ; on peut se permettre toutes les fantaisies. On va donc te bricoler jusqu’à ce que tu t’affales. Après quoi, on se tire et les gendarmes viennent te cueillir. Ils feront un rapport comme quoi tu as été victime d’un règlement de comptes, et les accusations que tu porterais éventuellement contre nous se retourneraient contre toi, c’est d’une simplicité enfantine.
— Je sais rien !
Je lui montre son gant.
— Voici un gant qui t’appartient, c’est facile à prouver. Or, il forme une chouette paire avec celui que tu as paumé sur la voie ferrée le jour du meurtre !
Il verdit un brin, le Méhariste. Il commence à penser qu’il y a des ratés dans son horoscope !