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Pour couper court, comme disait Deibler, je sors les deux cartes d’identité piquées dans le réticule de la môme Pertuis, alias Bow. Je les étale devant le carré de valtoches de Mathias ; c’est ma façon à moi de le mettre dedans.

— Tu connais cette demoiselle, mec ?

Faut vous dire que Mathias est quelque chose comme un fichier vivant. Il s’est fait une espèce de spécialité en apprenant par cœur les frimes et les blazes de tous les malfrats passés, présents et quasi à venir. Vous lui annoncez le nom d’un truand et, comme à l’émission de M. Bellemare, la Tronche et les Cannes, il vous récite le pedigree du monsieur. Ou bien vous lui demandez comment s’appelait le Jules du mitan ayant un pied bot, et il vous répond sans hésiter : « C’était Loulou de Bastia ». On essaie parfois de le coincer en biaisant un brin. Par exemple, on lui cloque des rébus de ce tonneau : « J’ai un lampion-bidon, je suis de la jaquette et je défouraille en deux secondes huit dixièmes, qui suis-je ? » Eh ben, Mathias se marre avant que vous n’ayez achevé l’énoncé et affirme : « Vous êtes Albert Langue-de-velours ». Et c’est vrai ! Un don, quoi. Les gars du Gros Lot sauraient ça, ils viendraient pieuter sur son paillasson, à Mathias, pour lui proposer les cinq briques de la Loterie. Un jour, je ne me rappelle plus quel commissaire de la D.S.T. (car je n’ai pas la mémoire de mon subordonné) disait devant lui qu’il cherchait un gars non identifié dont il savait seulement qu’il prenait toujours un yaourt en guise de dessert, au restaurant. Mathias haussa les épaules et murmura : « Alors, ça ne peut être que Kémal d’Ankara ». Le plus fortiche, c’est que l’avenir lui donna raison.

Pour l’instant, il bigle les deux cartes en souriant d’un air indéfinissable.

— Vous me permettez de vous poser une question, monsieur le commissaire ? murmure-t-il.

— Vas-y !

— C’est une blague, non ?

— Pourquoi ?

— Ben voyons, vous ne reconnaissez pas cette photo ?

Il va me filer des complexes, cet ouistiti.

— Non, dis-je sèchement.

Mathias glisse les cartes à Pinaud.

— Et toi ?

Pinuche ajuste sur son nez sinueux des lunettes infirmes auxquelles il manque une branche et un verre.

— Ne serait-ce pas ?…

Je retiens mon souffle. Lui, au contraire, exhale le sien très profondément.

— La fille qui…

— Tu brûles ! l’encourage Mathias.

— La fille qui a obtenu le Grand Prix du disque à Deauville pour une chanson qui s’intitulait, je crois, « Assez biaisé, mon amour » ?

— Quel œuf ! conclut Mathias. Bonté divine, vous n’avez pas la mémoire visuelle très développée.

Constatant qu’il m’incorpore dans ce pluriel et que je peux trouver cela singulier, il rectifie :

— Je m’excuse de te vouvoyer, Pinaud, mais franchement…

Le brave garçon a rougi ; or, lorsque vous saurez qu’il ressemble déjà à un chalumeau en action lorsqu’il est à l’état normal, vous mesurerez mieux l’ampleur de son désarroi.

— Au lieu de jouer les sphinx, tu ferais mieux d’accoucher, sermonne le vénérable Pinuchet en remisant ses lunettes-pour-borgne-n’ayant-qu’une-oreille.

— Vous ne reconnaissez pas Gretta de Hambourg ?

J’en ai le souffle stoppé, les glandes salivaires hypertrophiées et le pancréas qui se dévisse.

— Mais…, bêlé-je.

— Mais quoi ?

— Elle était blonde !

— Elle s’est fait teindre !

— Elle n’avait pas le nez commak !

— Elle est allée chez Claoué !

— Elle était moins jeune.

— Erreur : elle faisait moins jeune à cause de son nez, mais Gretta n’a que vingt ans !

Mathias se lève et monte à une échelle coulissant dans un rail scellé au haut du mur. Il ouvre un tiroir métallique, farfouille dedans et redescend avec la fiche de Gretta.

Lorsqu’on compare la photo du dossier et celle agrémentant les deux cartes d’identité, on peut se rendre compte de la perfection du turbin. Faut vraiment avoir une cellule photo-électrique dans les carreaux pour détecter le camouflage. Beau boulot !

Je lis la notice consacrée à Gretta Konrad. Aimable pedigree, je vous en réponds, et dont voici un bref résumé.

Gretta était la fille d’un tortionnaire nazi réfugié en Argentine lors de la défaite allemande. La femme de ce dernier était cannée sous un bombardement et il avait réussi à mettre les bouts avec sa petite fille. Il a habité Buenos Aires huit ans et il y a vécu on ne sait trop comment. Lorsqu’il y est mort, sa fille avait quinze ans et en paraissait déjà dix-huit. Elle est rentrée en Europe et a séjourné quelques mois chez une de ses tantes à Hambourg. Mais elle avait l’esprit aventurier et elle a fait la valoche un beau matin. Elle est venue à Paname, et a fait l’entraîneuse dans une boîte de notche peu recommandable — ce qui lui a valu son pseudonyme de Gretta de Hambourg. Elle a été vaguement impliquée dans une affaire de mœurs qui se termina par un non-lieu. Ensuite de quoi on a perdu quelque temps sa trace. Elle a commencé à faire vraiment parler d’elle à Berne où l’ambassade des États-Unis fut incendiée par une main criminelle. L’enquête démontra que Gretta avait pénétré dans l’immeuble deux heures avant que l’incendie se déclarât. Faute de preuves, elle fut relâchée. Trois mois plus tard, c’est à Rotterdam qu’on la retrouve. Rotterdam, où un gros cargo américain flambe.

Gretta avait fait la conquête deux jours auparavant d’un second maître du navire. Quand la police se rendit à son hôtel, elle avait mis les bouts ! Ensuite, c’est une bombe qui explose dans un appareil amerlock assurant la liaison avec Berlin ; puis un début d’incendie encore au consulat général des States à Athènes… Chaque fois, l’enquête démontrera la présence de Gretta dans les parages au moment des sinistres, et jamais on ne parviendra à l’arrêter. Toutes les polices de l’Ouest la recherchent, en vain ! Et la voici qui vient claquer sous les roues du Paris-Rennes où l’ont propulsée des mains homicides. Étrange destin…

Je rends la fiche à Mathias.

— Merci. Tu peux tirer un trait sous cette brillante addition, Gretta est clamsée ce matin.

— Pas possible !

Je le mets au courant de nos périphéries ferroviaires (dirait Béru).

— On n’a jamais su au juste pour qui ni avec qui cette fille travaillait ? je demande.

— Jamais.

— Attends, je vais te raconter un zig, tu me diras s’il te rappelle quelqu’un… C’est un bonhomme d’une cinquantaine d’années, assez pauvrement vêtu. Il a les cheveux gris, presque blancs, le nez un peu fort, l’œil enfoncé. Il parle français sans l’ombre d’un accent.

Je cherche encore des détails à fournir sur le quidam qui a actionné la sonnette d’alarme, n’en trouve plus et me contente de transformer mon regard velouté en un double point d’interrogation.

Mathias réfléchit.

— Une minute ! lui dis-je, comme messieurs les meneurs de jeu de la télé.

Il n’apprécie pas et fait claquer sa langue sur son palais.

Pinaud, qui brasse les brèmes, intervient.

— Tu connais ce tour-là, San-Antonio ?… Voilà, tu choisis une carte, au hasard…

— Et ensuite, je la retrouve dans la poche revolver de ton calcif ? Très peu, merci…