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Deux heures plus tard, je décidai de m’arrêter là. Le lendemain, je n’aurais plus qu’à donner un coup de fer à repasser, et couper les derniers fils. Je fis le tour des pièces et éteignis toutes les lumières. Malgré les bizarreries de Marthe, je me sentais bien dans cet endroit. Je vérifiai dix fois de suite que la porte était correctement fermée à clé. J’eus envie de me dégourdir les jambes et pris l’escalier. Arrivée au premier étage, quelle ne fut pas ma surprise en découvrant une femme qui sonnait à l’interphone des sociétés d’investissements. Elle se tourna et m’adressa un grand sourire. On aurait dit une poupée tout droit sortie d’un manga. Quel âge avait-elle ? Elle affichait un air de fausse ingénue loin d’être naturel.

— Bonsoir, lui dis-je par politesse.

— Salut ! Tu viens de l’école de couture ?

— Oui.

— Oh la chance ! J’adore les fringues. Je voulais faire du stylisme, mais mon père m’a envoyée dans une école de commerce, et je ne pige rien.

La porte s’ouvrit automatiquement.

— Vous êtes attendue, je crois ?

— Je prends des cours particuliers et j’apporte le dîner, gloussa-t-elle en brandissant des boîtes de sushis.

Depuis quand prenait-on des cours particuliers en manteau de fourrure à 22 heures ? Je passai à côté d’elle et suffoquai presque en respirant son parfum à la fraise.

— Travaillez bien.

— Oh oui, j’adore venir ici !

Je levai les yeux au ciel sans qu’elle me voie. Tout en continuant à descendre l’escalier, je me dis qu’au lieu de me harceler, Marthe ferait mieux de s’occuper des activités nocturnes de son immeuble… Du rez-de-chaussée, j’entendis l’étudiante livreuse de sushis éclater d’un rire bête, ensuite une porte claqua. De la rue, je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil vers les fenêtres allumées au premier étage ; il n’allait pas être question de commerce international.

Pierre respecta sa promesse. On ne vit personne. Chacun vaquait à ses occupations. Pourtant, notre week-end ne fut pas dénué totalement de tendresse et j’eus le sentiment que mon mari me regardait un peu plus que d’habitude. En tout cas, il le montra dans ses actes, puisqu’il prit l’initiative — pour une fois — de me faire l’amour. Du coup, je repoussai au maximum le moment de lui parler de Marthe et de l’intérêt qu’elle me portait. Quelque chose me disait qu’il n’apprécierait pas vraiment. Je ne me trompais pas.

— Iris, méfie-toi de cette femme.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle évolue dans un milieu différent du nôtre et que vous n’êtes pas du même monde. Je te connais, tu vas t’attacher à elle sans raison et te faire des films. Mais elle, elle t’oubliera tout de suite après la formation.

— Tu as peut-être raison.

— 4 —

Une nouvelle semaine de cours s’achevait. Chaque jour, j’avais été soumise à l’observation silencieuse de Marthe. Elle apparaissait à l’atelier, s’installait dans un canapé en face de ma table de travail, croisait les jambes et me fixait. De temps à autre, elle faisait signe à Philippe — toujours au garde-à-vous. Il la rejoignait au pas de charge et répondait à ses questions. J’avais l’impression d’être un rat de laboratoire dont on étudiait le comportement, et je n’y pouvais pas grand-chose.

Le jeudi, de mon propre chef, je proposai aux filles d’aller boire un verre ensemble. Elles acceptèrent. Durant la soirée, je réalisai que je découvrais les sorties entre filles, et surtout avec des filles qui partageaient ma passion. Depuis ma rencontre avec Pierre — à vingt ans —, je n’avais côtoyé que des étudiants en médecine, puis des médecins diplômés. Et je n’avais jamais cherché à passer du temps avec les compagnes des uns et des autres : le shopping ne m’intéressait pas, je le faisais dans mon grenier et avec ma Singer. Nous n’avions pas les mêmes préoccupations ni les mêmes goûts vestimentaires. Elles suivaient le diktat des grandes enseignes et finalement après une compétition sans merci dans les magasins elles portaient le même uniforme. Alors qu’avec les filles de l’atelier et malgré nos dix ans d’écart, sans évoquer nos origines, nous nous comprenions. Je passai une superbe soirée en leur compagnie. Je rentrai chez moi par le dernier métro, et légèrement pompette. Si Pierre savait ça…

Le lendemain matin, l’absence de Marthe me rendit plus légère. Ce vent de liberté ne souffla pas longtemps. Un homme d’une cinquantaine d’années aux tempes grisonnantes arriva à l’atelier peu avant midi. Il était chic avec son pantalon de flanelle, sa chemise impeccable et son pull V en cachemire. Il salua Philippe, qui me désigna de la main. Qu’avais-je encore fait ? Il s’approcha de moi en me souriant.

— Vous êtes Iris ?

— Oui. Bonjour.

— Je suis Jacques, le majordome de Marthe, m’annonça-t-il en me tendant la main.

Un majordome ! Je n’étais pas surprise que Marthe ait du personnel à son service, mais un majordome ! Dans quel monde avais-je mis les pieds ?

— Marthe vous attend à cette adresse pour le déjeuner.

Il me tendit une carte.

— Présentez-vous à 13 heures, ne soyez pas en retard.

— Très bien.

Il me sourit gentiment et tourna les talons.

Une heure plus tard, je pénétrai dans un restaurant non loin de la place Vendôme. J’eus à peine le temps de chercher Marthe du regard qu’un serveur m’accueillit. Si je n’avais pas été aussi stressée, je crois que j’aurais éclaté de rire en le voyant faire une courbette.

— Madame.

— Bonjour, j’ai rendez-vous avec…

— Elle vous attend, suivez-moi.

O.K., Marthe était une cliente VIP. Il m’escorta jusqu’à sa table. Elle fixait la rue, comme hermétique à ce qui se passait autour d’elle. Le serveur décampa sitôt son colis livré.

— Bonjour, Marthe.

Sans m’accorder un regard, elle consulta sa montre.

— Tu es ponctuelle, j’apprécie. Assieds-toi.

J’adressai un merci par la pensée au majordome et obéis à Marthe. Ses yeux perçants me détaillèrent. Puis elle saisit sa serviette, la déplia et la posa sur ses genoux.

— Déjeunons, nous parlerons ensuite.

Comme par magie, alors que nous n’avions pas jeté un coup d’œil à la carte, nous fûmes servies par un jeune homme à peine sorti de l’adolescence et qui semblait monter à l’échafaud en s’approchant de notre table. Marthe avait déjà commandé pour moi. Elle entama son repas. Je n’avais aucun appétit. Son regard se porta sur mes mains scotchées de chaque côté de mon assiette. Je pris sur moi et me forçai à manger. Que me voulait-elle à la fin ?

Lorsqu’elle posa ses couverts, j’en profitai pour laisser mon plat de côté.

— Tu retrouves ton mari ce soir ? me demanda-t-elle.

— Euh… oui, comment savez-vous que je suis mariée ?

— Ton dossier, ma chérie. Que pense-t-il de tes absences ?

— Il en fait son affaire, il travaille encore plus, et ce n’est pas pour lui déplaire.

Pourquoi est-ce que je lui racontais ça ? Je soupirai.

— Que fait-il ?

— Il est médecin hospitalier.

— Tu ne dois pas beaucoup le voir…

— C’est vrai, pas assez à mon goût.

J’ébauchai un sourire et me retins de pousser plus loin mes confidences, car je sentais que je finirais par révéler à Marthe jusqu’à la couleur de ma petite culotte.

— Et vous, Marthe ?

— J’ai été mariée pendant trente merveilleuses années avec Jules. Il est mort il y a trois ans.

— Je suis désolée.

Elle plongea son regard dans le mien, et sans savoir pourquoi je me sentis mal.