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— Tu n’as pas oublié que je ne rentrais pas demain soir, dis-je à Pierre au téléphone le jeudi soir.

— De quoi parles-tu ?

— Je t’ai expliqué le week-end dernier, et tu ne m’as pas écoutée. Je dois me rendre à une réception chez Marthe, elle veut que je sois là, et ne me demande pas pourquoi, je n’en sais rien.

— Tout ça commence à prendre une tournure que je n’apprécie pas. Tu devais faire une formation, pas bosser gratuitement et surtout pas aller à des cocktails mondains.

— Si je refusais, j’étais virée. C’est la dernière chose que je veux.

Je poussai un long soupir, il m’agaçait prodigieusement. Je n’avais aucune raison de camoufler mon entrain.

— Si ça t’intéresse, j’ai adoré ce que j’ai fait cette semaine.

Je venais de donner le dernier coup de fer à repasser. Il ne me restait plus qu’à livrer la robe chez Marthe. Je pris la housse et, pour la première fois, je montai jusqu’au cinquième étage. La porte était grande ouverte. J’assistai à un ballet de fleuristes, de traiteurs, de serveurs. Je repérai le majordome.

— Excusez-moi, bonjour, monsieur…

— Jacques, me coupa-t-il.

— Jacques, alors ! Marthe est là ?

— Non, mais je vous attendais. Elle m’a chargé de récupérer la robe et de vous dire qu’un taxi passera vous prendre en bas de chez vous à 19 h 30.

On m’envoyait un taxi, c’était de plus en plus hallucinant ! Quand il attrapa la housse, j’eus l’impression qu’il me l’arrachait des mains.

— Faites attention, c’est fragile, il faut tout de suite la pendre.

— J’ai l’habitude, ne vous inquiétez pas. À ce soir !

Il tourna les talons, je regardai ma robe s’éloigner. Comme une idiote, je m’y étais attachée, et je ne saurais pas avant le soir si elle convenait à Marthe. J’allais redescendre à l’atelier quand Jacques m’apostropha.

— Attendez, j’ai oublié de vous remettre ça !

Il me tendit une enveloppe.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Votre salaire.

Je lui rendis l’enveloppe comme si elle me brûlait les doigts.

— Je n’en veux pas.

Visiblement, il fut déconcerté par mon refus. Je partis à toute vitesse vers l’escalier. En arrivant à l’atelier, mon comité d’accueil m’attendait, les filles et Philippe. Celui-ci avait pris le temps de vérifier mon tailleur, mes finitions étaient impeccables, je pouvais rentrer chez moi pour me préparer.

Je mettais beaucoup d’espoir dans ma douche, malgré l’étroitesse de la cabine. Après un mois de contorsions diverses et variées, j’arrivais à y pénétrer sans risque de lumbago. Il fallait que ce moment me détende, m’inspire des conversations intelligentes. J’aurais dû potasser Le Cocktail mondain pour les nuls. Je vidai le ballon d’eau chaude, sans me sentir mieux. Enroulée dans une serviette, je pris appui sur le lavabo — ou plutôt le lave-mains — et me regardai dans le miroir. Après tout, il y avait bien pire que d’être invitée à une soirée parisienne. Moi qui n’en pouvais plus des dîners de la petite bourgeoisie de province, j’étais servie. Autant jouer le jeu jusqu’au bout. Ça ne m’arriverait pas tous les jours. Je finis de me préparer avec plaisir : je nouai mes cheveux en chignon bas et me maquillai discrètement, tout en mettant mes yeux verts en valeur. J’enfilai le pantalon de smoking. Comme prévu, il était à ma taille, mais j’avais bien fait de sauter le déjeuner : sa ceinture plate ne tolérait aucun excès. Le tomber me remplit de satisfaction. Ensuite, j’attrapai le gilet dos nu. À quoi avais-je pensé en le dessinant ? J’aurais bien aimé le savoir. Pas à moi, c’était sûr ! Si ça avait été le cas, il aurait recouvert beaucoup plus de peau et j’aurais pu porter un soutien-gorge. Au lieu de ça, la totalité de mon dos serait à découvert, mes épaules dénudées et le décolleté, souligné par une bande de satin bleu nuit, tout simplement plongeant. Après un certain nombre de gesticulations, je réussis à boutonner le bas du dos et à mettre le crochet derrière le cou. Une fois perchée sur les escarpins achetés en quatrième vitesse — Pierre préférait les ballerines —, je me regardai enfin dans le miroir. Je mis du temps à me reconnaître, mais le résultat était plutôt pas mal. En revanche, mon mari ne m’aurait jamais laissée sortir comme ça.

En arrivant chez Marthe, je n’avais qu’une idée en tête : prendre mes jambes à mon cou. J’allais faire une apparition et m’éclipser dès que je le pourrais. Le fameux majordome m’ouvrit et me débarrassa de ma veste. Ensuite, il me gratifia d’un sourire encourageant et m’invita à le suivre dans le couloir. Celui-ci me parut immense, interminable… Le ronronnement des conversations me parvint enfin, et mon escorte disparut sur le seuil d’une salle de réception.

Une cinquantaine de convives conversaient, une flûte de champagne à la main ; des serveurs papillonnaient en proposant des petits-fours, et l’on distinguait un air de jazz en fond sonore. La décoration de l’appartement était à l’image de sa propriétaire, chic et sobre. Des tableaux d’art abstrait aux murs, des meubles sans fioritures de grande qualité et de lourds rideaux sombres aux fenêtres. Anxieuse, je cherchai Marthe du regard… Je la vis : elle portait ma robe. Un soupir de soulagement m’échappa, et l’émotion me fit monter les larmes aux yeux. Une femme dont j’admirais l’élégance portait une de mes créations ! Ma première véritable création.

Marthe me repéra et me fit signe de la rejoindre.

— Iris, ma chérie, me dit-elle en m’embrassant sur la joue, ta robe est magnifique, je n’en attendais pas moins de toi.

— Merci.

Elle me prit les mains, recula d’un pas et m’inspecta des pieds à la tête.

— J’avais raison, il te va à merveille, mais pour l’amour du ciel, les épaules en arrière, et tiens-toi droite.

Je me redressai en lui souriant timidement.

— C’est mieux, me dit-elle. Les hommes te regardent déjà.

Automatiquement, je me recroquevillai.

— Iris, gronda-t-elle gentiment. C’est comme ça que les femmes mènent le monde, je t’apprendrai à user et abuser de ton pouvoir.

Je n’étais pas certaine d’en avoir envie. Elle m’attrapa par le coude, puis elle me présenta à ses amis comme une jeune créatrice, et non comme une stagiaire de l’atelier. Sa main sur mon coude me forçait à me tenir droite et à engager la conversation, en particulier avec certaines femmes qui regardèrent à la loupe les détails de mon tailleur et de sa robe. Je n’en revenais pas de recevoir autant de compliments pour mon travail. Il fallait bien avouer que le plaisir et la fierté prenaient le pas sur la gêne. Et une certaine excitation aussi, surtout que chacune d’entre elles portait avec allure des vêtements griffés par des grands noms.

— J’ai besoin de plusieurs tenues, me dit une connaissance de Marthe. Avez-vous une carte de visite ?