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Ma dernière journée à l’atelier prenait fin. Je m’apprêtais à monter dans le bureau de Marthe pour lui annoncer que j’arrêtais. J’avais réfléchi, je n’y arriverais pas sans le soutien de Pierre. Ça avait été bien de rêver quelques jours. Je frappai à sa porte.

— Entrez, dit-elle de sa voix troublante.

Elle était assise derrière son bureau, penchée sur des documents.

— Bonsoir, Marthe.

— Je t’attendais. Tu as des rendez-vous demain pour des prises de mesures. Les commandes tombent déjà et elles sont urgentes.

Muette, j’étais muette.

— Tu dois prendre le rythme rapidement, c’est un gage de confiance et de qualité pour tes clientes. Après, tu travailleras pour moi, je souhaite renouveler ma garde-robe avec tes créations. Tu n’as rien à dire ?

Elle me toisa.

— Quel est le problème ?

— Mon mari.

— Explique-moi.

— Il n’est pas intéressé par votre proposition.

— Serait-il devenu couturier durant le week-end ?

— Je préférerais.

— Dis-moi, serait-ce lui qui décide à ta place ? Serais-tu ce genre de femme, soumise à son mari ?

— Non… euh… je me suis mal exprimée, en fait, il… il ne voit pas l’intérêt pour quelques mois, et je crois que…

— Que ?

— Qu’il ne me prend pas au sérieux avec la couture.

— Prouve-lui le contraire. Travaille. Existe pour et par toi-même. Ta réussite lui fera comprendre à quel point il a de la chance de t’avoir, et comme par magie, il s’occupera de toi. C’est ce que tu attends de lui, je ne me trompe pas ?

J’acquiesçai.

— Alors, que décides-tu ?

Elle captura mon regard, impossible de lui échapper. Comment, en si peu de temps, cette femme pouvait-elle avoir pris autant d’influence sur moi ? Marthe était fascinante, troublante, je voulais apprendre d’elle, je voulais profiter de son expérience de femme, je voulais qu’elle soit mon guide. J’avais une chance incroyable de l’avoir rencontrée et qu’elle me fasse confiance. Pierre ne pouvait pas le comprendre, pas pour le moment. Moi, je le comprenais et je ne pouvais pas passer à côté de cette chance, même pour quelques mois. Au moins, je l’aurais vécu.

— Vous me disiez que j’avais des rendez-vous demain. Je peux en savoir plus sur les commandes ?

Elle se leva et s’approcha de moi.

— Ma chérie… Nous allons faire de grandes choses toutes les deux !

Pour la première fois, je perçus de l’émotion dans sa voix. Soudain, les traits de son visage se tendirent, elle plissa les yeux.

— Je dois monter. Rejoins-moi pour dîner, ma chérie.

Elle me sourit et quitta précipitamment son bureau, me laissant seule pour réaliser l’ampleur de ma décision, un peu déstabilisée par son départ subit.

Je rejoignis l’atelier où j’allais bientôt accueillir mes clientes. Mes clientes ! Des femmes viendraient ici pour mes créations, pour mon savoir-faire. Marthe croyait en moi. Jamais je n’aurais osé rêver à un pareil retournement de situation. Le destin, le hasard avaient mis sur ma route une femme exceptionnelle qui avait vu en moi ce que personne n’avait jamais remarqué, ce que ni mes parents ni même Pierre n’avaient voulu accepter. Avec Marthe, j’allais pouvoir exprimer ma vraie personnalité, trouver celle que j’étais. Marthe semblait mieux me connaître que moi-même. C’était déroutant, mais fascinant.

Le soir même, toujours à mon bonheur et mon excitation, je retouchai mon maquillage avant de prendre la direction du cinquième étage. Jacques m’ouvrit, la mine soucieuse.

— Bonsoir, lui dis-je. Je suis attendue…

— Bonsoir, Iris. Oui, je sais… mais… elle… Marthe est sujette aux migraines…

— Je m’en vais dans ce cas, elle doit se reposer.

— Surtout pas ! Elle vous veut ce soir auprès d’elle, il ne lui faut aucune contrariété. Vous allez patienter au salon. Entrez.

Jacques s’effaça et me suivit jusqu’au séjour. Puis il me proposa un verre ; je déclinai son offre. Il s’apprêtait à quitter la pièce mais se ravisa et se tourna vers moi.

— J’ai cru comprendre que vous alliez travailler pour Marthe ?

— Oui ! m’exclamai-je un grand sourire aux lèvres.

— Nous serons amenés à nous croiser fréquemment, n’hésitez pas à faire appel à moi pour quoi que ce soit. C’est d’accord ?

— Euh… promis… je m’en souviendrai.

— Elle ne devrait pas tarder à vous rejoindre.

Je le remerciai et il me laissa seule. J’osai déambuler dans la pièce. J’admirais une sculpture — un nu de femme à la pose impudique — lorsqu’une photo encadrée posée sur une commode accrocha mon regard. Je m’approchai, mue par la curiosité. C’était un portrait en noir et blanc, le modèle n’était autre que Marthe, avec une trentaine d’années de moins. Un cliché de professionnel : le travail de la luminosité, les contrastes d’ombre et de lumière ne pouvaient avoir été traités que par un grand photographe. On la devinait nue sous le voilage blanc qui la recouvrait. L’âge n’avait pas entamé sa beauté, mais plus jeune elle dégageait un magnétisme animal et une puissante sensualité. Aucun homme ne devait lui résister. Son port altier, fier, arrogant, lui donnait l’air d’avoir le monde à ses pieds, qu’elle contemplait de haut.

— C’est la séance qui a signé la fin de ma carrière, me dit Marthe, que je n’avais pas entendue arriver derrière moi.

Je me tournai vers elle et fut frappée par la fatigue extrême qui se lisait sur son visage. En l’espace d’une demi-heure, des cernes étaient apparus sous ses yeux, ses traits portaient la trace de la douleur.

— Si vous ne vous sentez pas bien, je peux m’en aller.

— Non, ma chérie, je te garde avec moi.

Elle me prit le cadre des mains et le reposa à sa place avant d’aller s’asseoir dans le canapé. Elle attrapa un tube de comprimés sur une petite table d’appoint et en avala un. Je m’installai en face d’elle et m’excusai d’avoir touché à sa photo.

— Je ne t’en veux pas, me répondit-elle avec un sourire énigmatique.

— Vous étiez mannequin ?

— Je ne savais rien faire de mes dix doigts, mais j’avais un cerveau et une plastique. Alors, j’ai utilisé mon corps pour sortir de la rue et gravir l’échelle sociale. C’est là qu’est née ma passion pour la mode, les tissus, la couture, le travail des gens de l’ombre. J’ai défilé pour les plus grands et servi de modèle à de nombreux peintres et sculpteurs.

Mes yeux se posèrent sur le nu que j’avais observé un peu plus tôt.

— C’est moi, répondit-elle à ma question muette. Mais je ne supportais pas d’être prise pour une écervelée. J’ai été très vite connue pour mes charmes, mais aussi pour ma repartie. Je n’ai jamais eu peur de rien, ni de personne. Mon plaisir : écraser un homme qui sous prétexte de vouloir me mettre dans son lit se comportait comme un goujat.

— Vous me disiez que cette photo a marqué la fin de votre carrière. Pourtant, vous étiez encore jeune…

— Justement ! J’ai voulu quitter le métier au sommet de la gloire. Hors de question de faner à côté de gamines. Et j’avais ce que je voulais. Mon réseau n’était constitué que d’artistes de renom et d’hommes d’affaires. J’avais tout ce qu’il me fallait pour atteindre mon objectif. Ne me restait plus qu’à rassembler les fonds nécessaires.