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— C’était l’atelier ?

— Oui, ma chérie. Je voulais créer un endroit pour des jeunes qui avaient de l’or dans les mains mais que personne n’aidait et pour qui les maîtres mots étaient excellence, rigueur et travail. Mon rêve s’est exaucé avec toi. Depuis l’ouverture, j’attends le jour où une véritable artiste franchira le seuil de l’atelier. Avec mes relations, je pourrais te placer dans les plus belles maisons, comme tous ceux qui sont passés entre mes murs… Mais je te garde pour moi. Tu vaux mieux que cet aspect commercial et vulgaire qui sévit de plus en plus aujourd’hui dans la mode. Tu deviendras une grande créatrice. Tu es précieuse, tu dois rester rare.

— Marthe, ne fondez pas trop d’espoir sur moi.

Avait-elle bien compris qu’un jour je rentrerais chez moi ?

— Qu’ai-je dit, Iris ?

Son regard se fit noir.

— Pardonnez-moi…. Comment avez-vous fait pour ouvrir l’atelier ?

Elle me sourit, satisfaite de ma docilité.

— Je connaissais Jules de réputation. Il était le meilleur, un requin de la finance. Je voulais qu’il fasse fructifier mon argent. Je suis venue au premier étage de cet immeuble… sans y être invitée. Jules a refusé de me recevoir, je n’avais pas de rendez-vous. Pour la première fois de ma vie, on me disait non. Il n’a plus jamais recommencé. Et, pour se faire pardonner cet affront, il m’a offert l’atelier, et nous ne nous sommes plus jamais quittés.

Un seul mot me vint à l’esprit pour qualifier Marthe : inspirante.

Je téléphonai à Pierre dans la soirée.

— Tu m’appelles tard ! Tu étais où ?

— Chez Marthe, j’ai dîné avec elle.

— C’était bien ?

— Intéressant, motivant, passionnant, serait plus juste.

— Pourquoi ?

— Si tu savais ! Elle m’a raconté sa vie, elle est… extraordinaire et tellement fascinante, si intelligente, tu n’imagines pas… Par contre, j’ai dit oui. Je me lance, je n’avais pas le choix, j’ai déjà des commandes. Tu te rends compte ?

— Pas vraiment. Enfin, ne te monte pas la tête, ça ne va pas durer longtemps. Tu te souviens de ce qu’on est convenu ? Nos projets après ta formation ?

— Ne t’inquiète pas, je n’ai pas oublié.

— On va dire que ça te fait de l’expérience. Mais, s’il te plaît, ma chérie, évite de te faire retourner la tête par cette femme. Fais attention à toi, ce milieu me dérange.

— Pierre, rassure-toi, ça n’a rien à voir avec sexe, drogue et rock ’n’roll.

Il bâilla bruyamment.

— Je vais essayer de te croire… J’ai eu une grosse journée, je vais dormir. Appelle-moi plus tôt demain.

— Je t’… je t’embrasse.

— O.K. Bonne nuit.

— 6 —

Deux semaines que j’avais accepté la proposition de Marthe. Deux semaines que je ne faisais que travailler. Son vœu le plus cher étant que je me consacre totalement à la création et à la couture, elle avait pris en charge le côté financier, les transactions avec les clientes. Avec son accord, j’étais restée au rez-de-chaussée de l’atelier ; je ne voulais pas me retrouver isolée à l’étage comme elle me l’avait proposé. La journée, je travaillais dans le joyeux brouhaha des filles et je déjeunais avec elles. J’avais aussi souvent besoin que Philippe me rassure. Dès que je le pouvais, je lui demandais de me faire travailler, particulièrement les incrustations de perles, plumes et autres bijoux. Le soir cependant, je profitais du calme, cherchant par tous les moyens à me perfectionner. Je quittais l’atelier de plus en plus tard. Je glissais mes écouteurs dans mes oreilles et lançais ma playlist du moment. Je m’enfermais dans ma bulle, j’étais bien, j’oubliais parfois de dîner, et il fallait souvent un appel ou un SMS de Pierre pour me rappeler qu’il était temps d’aller me coucher.

C’était le cas ce soir-là. Il n’était pas loin de 22 heures et j’étais toujours derrière ma machine à coudre, enivrée par la chanteuse des K’s Choice et leur Not an Addict. Soudain, j’eus la sensation d’être observée.

— Y a quelqu’un ? couinai-je en retirant un écouteur.

— Marthe serait-elle devenue une tortionnaire pour que tu bosses encore à cette heure-là ? me demanda la voix si reconnaissable de Gabriel.

— Que fais-tu ici ? lui répondis-je en me levant et en coupant la musique.

Il sortit de l’obscurité et fit quelques pas dans ma direction.

— Chaque soir, j’entends le bruit de ta machine à coudre, et après, celui de tes talons sur le parquet lorsque tu t’en vas. Ce soir, je n’ai pas résisté…

Ses yeux me parcoururent de la tête aux pieds.

— Excuse-moi pour le bruit, j’ai bientôt fini. Je ne vais pas te déranger plus longtemps.

Je me rassis et tentai de reprendre le fil de mon ouvrage. Je le sentis s’approcher de moi, pencher la tête par-dessus mon épaule. Son parfum — Eau Sauvage, logique — investit mes narines.

— Ne t’excuse surtout pas, j’aime te savoir au-dessus de moi. Tu as dîné ?

— Non.

J’aurais dû dire oui.

— Moi non plus. Et, comme c’est étrange, je vais être livré d’ici un petit quart d’heure dans mon bureau.

— Je ne voudrais pas te priver de ta part.

— J’ai commandé pour deux.

Je tournai le visage vers lui, il me fixait.

— Tu as toujours réponse à tout ?

— La plupart du temps, oui. Ferme l’atelier et rejoins-moi.

Il prit la direction de la sortie.

— Gabriel ! Je vais rentrer chez moi, je te remercie, mais…

— On dîne. C’est tout, n’y vois rien de plus. O.K. ?

— Très bien, capitulai-je.

Il quitta la pièce, je m’avachis dans ma chaise. J’allais être en tête à tête avec Gabriel, c’était dangereux pour ma tranquillité d’esprit. J’attrapai mon téléphone et envoyai un SMS à Pierre : « Viens d’arrêter de bosser, mange un morceau avec Gabriel et rentre, bonne nuit, à demain, je t’embrasse fort. » La réponse arriva presque instantanément : « Bon appétit, attention à toi en rentrant en métro, de garde demain soir, tél. dans la journée. » Pour repousser le moment de descendre, je fis le tour de l’atelier, éteignis les lumières et ma machine à coudre, jetai un coup d’œil à mon visage dans un miroir et me retins de rectifier mon maquillage. Visiblement, je n’avais plus rien à faire. J’attrapai mon sac à main, mon manteau, et fermai la porte en me promettant d’abréger le dîner. Je descendis fébrilement les marches jusqu’au premier. La porte s’ouvrit automatiquement. Je pénétrai dans l’appartement et restai plantée dans l’entrée. Celle-ci donnait sur plusieurs bureaux, séparés par des cloisons vitrées et tous plongés dans l’obscurité, en dehors des écrans de veille des ordinateurs.

— Viens, me dit Gabriel du fond du couloir.

J’avançai vers son antre et m’immobilisai sur le seuil. Un petit rictus aux lèvres, Gabriel servait du vin dans des verres à pied. Le couvert était dressé sur une table de réunion, des bougies allumées disposées entre les assiettes. Au menu : plateau d’un traiteur chic du quartier. J’eus le sentiment d’être prise au piège. Gabriel reposa la bouteille et vint vers moi.

— Installe-toi.

J’esquivai sa main qui s’apprêtait à se poser dans le creux de mes reins. Je m’assis et examinai la pièce autour de moi. Le bureau de Gabriel était encombré de dossiers et de paperasses qui menaçaient de s’écrouler à tout instant. Plusieurs écrans, dont le son était coupé, diffusaient en boucle les cours de la Bourse et les actualités. Il s’assit en face de moi, et me fit signe de manger. Il attaqua son repas sans un mot, et sans me quitter des yeux. De temps à autre, il souriait, pas véritablement à moi, plutôt en écho à ce qui devait lui passer par la tête. Ne surtout pas en connaître la teneur.