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Les deux semaines suivantes, mon rythme fut infernal. Mon téléphone n’arrêtait pas de sonner. Les commandes s’accumulaient. Je découvrais l’addiction au travail. Pierre assistait à mon épanouissement professionnel de loin, sans faire de commentaires. Marthe me donnait des conseils vestimentaires. Si je voulais vendre mes créations, je me devais d’être irréprochable et ultraféminine dans mes propres tenues. Au bout du compte, elle ne me transforma pas en fashionista, elle me modela à son image. Cela me convenait et me flattait.

Ma clientèle était composée de deux types de femmes : les relations de Marthe et les maîtresses de Gabriel. Les premières, d’une classe folle, cherchaient des vêtements dans l’esprit de la nouvelle garde-robe de Marthe. Quant aux secondes, elles souhaitaient surtout se faire très vite enlever leurs robes par leur amant, peu importait le modèle. Malgré leur insistance à se dénuder et à raccourcir leur jupon, je ne cédais pas à la vulgarité : suggérer plutôt qu’exhiber. Chaque fois que j’en avais une au téléphone, je me demandais comment une femme au premier abord si distinguée pouvait se mettre à glousser dès l’instant où le prénom Gabriel était prononcé. La première fois que je m’entendis glousser devant lui à mon tour, je cessai de m’interroger. Je le croisais presque chaque jour. J’étais dans l’attente de ces rencontres furtives, tout en les redoutant. Évidemment, il trouvait toujours le moyen de glisser un sous-entendu, une flatterie, invariablement accompagnés d’un sourire enjôleur.

Un soir, Marthe voulut que je l’accompagne au vernissage d’un artiste qu’elle soutenait. Je me préparai à l’atelier, elle devait passer me chercher. En l’attendant, j’en profitai pour téléphoner à Pierre.

– Ça va ? me demanda-t-il.

— Oui. Tu ne voudrais pas venir à Paris ? Ça fait deux mois que j’y suis, et on ne s’est toujours pas fait de week-end en amoureux.

— J’ai la flemme.

— S’il te plaît, ça serait sympa. On se baladerait, on flânerait, on prendrait le temps… de ne rien faire.

– Écoute, j’ai une semaine effrayante, alors rien qu’à l’idée d’être coincé dans les bouchons vendredi soir… Non franchement, je n’ai pas le courage.

— Tu pourrais faire un effort. Je ne sais pas moi, tu n’as pas l’impression qu’on ne fait plus rien ensemble ? Changer d’air pourrait te détendre, te permettre d’oublier le boulot, te donner envie de… de…

— De quoi, Iris ?

Je serrai les poings.

— De…

— En fait, non, ne réponds pas, hors de question d’avoir cette conversation.

— C’est toujours pareil, tu refuses de parler. À croire que c’est tabou !

— Et toi, tu vois des problèmes où il n’y en a pas. Je n’en peux plus de la pression que tu me mets sur les épaules.

— Quelle pression !? J’ai juste envie de te retrouver, j’ai envie de sentir que tu m’aimes, et de te montrer que je t’aime. Je ne te demande pas la lune !

— Accepte un peu de grandir, nous ne sommes plus un jeune couple. Tu lis trop de romans à l’eau de rose. J’ai un travail qui me prend beaucoup d’énergie et qui ne me permet pas de jouer la sérénade à longueur de temps. Et dis-toi une chose : je fais ça pour nous !

— Tu ne comprends rien, soupirai-je.

J’entendis Marthe m’appeler.

— Je dois y aller, Pierre. Bonne soirée.

— Toi aussi.

Il raccrocha. Je fixai mon portable de longues secondes avant de le fourrer dans mon sac. Je soupirai, j’étais épuisée. Marthe m’appela à nouveau, je descendis la rejoindre.

Le vernissage, dans une galerie au cœur de Saint-Germain-des-Prés, était une nouvelle occasion pour Marthe de me présenter au monde. Comme à son habitude, elle me tenait par le coude tandis que nous naviguions de groupe en groupe. Je ne m’en formalisais plus. J’aimais sa présence à mes côtés. J’avais mon mentor. Elle m’apprenait, je l’écoutais, je suivais ses règles et ses conseils. Elle me faisait découvrir un monde certes superficiel, mais ô combien fascinant et attirant. Je sentis sa main se serrer sur ma peau nue avec force. Je tournai le visage vers elle. Que scrutait-elle de cette façon ? L’entrée en scène de Gabriel. Fidèle à sa légende, il arrivait comme un cador. Une main dans la poche, il parlait avec les hommes sans oublier de distribuer compliments et baisers aux femmes. Tout le monde semblait le connaître. Il acheva son parcours mondain devant nous. Il nous embrassa l’une après l’autre, et recula d’un pas.

— Le maître et l’élève, fatales… Vous ne laissez aucune chance aux autres.

— Gabriel, tu ne peux vraiment pas t’en empêcher, lui dit Marthe d’une voix presque menaçante.

— La faute à qui ? lui répondit-il totalement décontracté. J’imagine que si je te demande la permission d’offrir un verre à Iris, tu vas me la refuser.

— Tu imagines très bien, mon chéri. Ce soir, nous devons conclure des affaires, contrairement à toi, qui ne penseras qu’à t’amuser. Sur qui as-tu jeté ton dévolu ?

Le coup d’œil que Gabriel me lança ne pouvait pas avoir échappé à Marthe.

— Je réfléchis encore… Mesdames, je vous laisse travailler.

Marthe m’entraîna. Ce fut plus fort que moi, je me tournai vers lui une dernière fois.

— Iris, ne t’ai-je pas prévenue à son sujet ?

Le ton cinglant de Marthe me ramena brutalement sur terre.

— Si.

— Pourquoi agis-tu de cette façon ? On dirait qu’il te fascine.

— Il n’est pas bien méchant, c’est un beau parleur, je le trouve drôle même.

— N’as-tu donc aucune jugeote ? Ressaisis-toi, ma chérie, ne le laissons pas nous gâcher la soirée.

— Vous avez raison, je sais.

Après plus d’une heure de mondanités passionnantes, je réussis à m’échapper sous le prétexte d’aller me rafraîchir. J’avais besoin de souffler. Je passai plus de cinq minutes assise sur la lunette des toilettes, la tête entre les mains. En revenant dans la galerie, je fis comprendre de loin à Marthe que j’allais jeter un coup d’œil aux œuvres de l’artiste. Nous étions aussi là pour ça, me semblait-il.

Clouée devant un tableau, j’étais rongée par la colère. Colère contre Pierre et son attitude au téléphone plus tôt dans la soirée. Je n’en revenais pas ! Il n’était prêt à rien, il ne voyait rien. À croire qu’il faisait tout pour que je me jette dans les bras du premier venu. Mon esprit dériva automatiquement vers Gabriel, dont la présence n’arrangeait pas mon état de nerfs. Je n’avais plus aucun contrôle sur mon corps lorsqu’il était dans la même pièce que moi. La menace de Marthe n’y avait rien changé, et c’était un mauvais point. Je ne l’entendis pas arriver derrière moi.

— Je n’ai jamais rien compris à l’art abstrait, me dit-il.

— Marthe ne t’a pas initié ?

— Je suis resté hermétique.

Je lui fis face et lui souris. J’avais envie moi aussi de m’amuser et d’oublier l’espace de quelques instants les mises en garde. Il pencha la tête, comme étonné.

— Tu as échappé à sa surveillance ?

— Oui, pour le moment.

— Tu restes avec moi ?

— Un petit peu.

— Champagne ?

— Pourquoi pas !

Il afficha un air satisfait et adressa un signe au serveur. Celui-ci arriva instantanément avec un plateau, Gabriel saisit deux coupes, m’en tendit une et fourra un billet dans la poche de l’homme en le gratifiant d’un clin d’œil et d’une tape complice dans le dos. J’éclatai de rire.