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— Comment le sais-tu ? Et puis, de toute façon, ils m’ont refusée.

— Tu as cru que tu avais été refusée parce que tu n’as jamais eu de réponse… C’est là que tu te trompes.

Une boule se forma dans ma gorge, je commençai à trembler.

— Tu as été acceptée, mais tu ne l’as jamais su.

Comme dans un brouillard, j’écoutai mon frère me raconter que nos parents avaient ouvert mon courrier et qu’ils avaient découvert ce que j’avais préparé dans leur dos. Je m’étais dit à l’époque qu’une fois que j’aurais fini cette maudite école de commerce dans laquelle ils m’avaient inscrite de force alors que je ne rêvais que de machines à coudre et de maisons de couture, je serais libre de faire ce que je voulais. Après tout, j’étais majeure et vaccinée, et ils n’auraient plus leur mot à dire. La réalité était tout autre et je ne l’apprenais qu’aujourd’hui : ils avaient décidé de se débarrasser de la fameuse lettre ; ils l’avaient brûlée. Ils m’avaient trahie. C’était comme si je venais de passer sous un rouleau compresseur. Mes propres parents m’avaient volé ma vie. Je chancelai sur mes jambes, et retins la nausée qui monta. La sensation de mal être fut vite dissipée ; la fureur enflait.

— On est désolés, on aurait dû intervenir à l’époque…

Je me moquais des excuses de mes frères, ils n’avaient jamais eu à subir l’autorité de mes parents. Déjà, parce qu’ils étaient des garçons. Ensuite, ils avaient choisi le droit et la médecine. Forcément, ça collait mieux dans l’esprit de nos géniteurs. Je me tournai vers eux, prête à les mordre, prête à leur sauter à la gorge.

— Comment avez-vous pu me faire une chose pareille ? Vous êtes… c’est… c’est dégueulasse !

— Ta lubie pour la couture a toujours été ridicule, me dit froidement mon père. Nous n’allions pas te laisser finir ouvrière dans une usine de confection.

— Avec cette école, je n’aurais pas fini à l’usine ! Et quand bien même, si c’était ce que j’avais voulu ! Le p’tit peuple vous dérange ? Vous n’aviez pas le droit d’intervenir, de choisir pour moi et de tout détruire…

Toutes ces années, j’avais mis mon échec et ce pseudo-refus sur le compte de mon incompétence. J’avais cru que je n’avais rien entre les mains, que je n’avais pas une once de talent pour la couture. Et pourtant, je m’évertuais encore à manier l’aiguille, à m’améliorer. J’aurais pu faire tellement mieux. Sans eux, je ne végéterais pas dans une banque.

— Iris, ça suffit maintenant ! me dit ma mère d’une voix cinglante. Tu as quel âge ?

— Vous avez passé votre temps à me rabaisser ! leur criai-je. Vous n’avez jamais cru en moi !

— Nous avons fait ce qui était le mieux pour toi. Tu n’as jamais eu les pieds sur terre. Comment aurions-nous pu te laisser faire ça à six mois de votre mariage ? La date était fixée, les faire-part préparés, la robe commandée…

— Mon petit Pierre, vous pouvez nous remercier, intervint mon père.

— Ne me mêlez pas à cette sale histoire et ne comptez pas sur moi pour vous remercier. Comment des parents peuvent-ils trahir leur enfant à ce point ? Vous parlez du mariage ? Eh bien justement, nous aurions dû parler de ça tous les deux, Iris et moi. Vous n’aviez plus le droit d’intervenir pour elle. C’était mon rôle, ma place.

Je regardai Pierre. C’était dans des moments comme ça que je me souvenais à quel point je l’aimais. Quand il me protégeait. Quand il redevenait celui que j’avais rencontré, qui se battait pour moi, qui me considérait, qui faisait attention à moi, pour qui j’existais. Jamais je n’aurais imaginé qu’il prît ma défense de cette façon face à mes parents.

– À quoi cela sert-il de revenir là-dessus aujourd’hui ? répondit ma mère. Ce qui est fait est fait. Et un jour, tu nous remercieras d’avoir choisi pour toi.

— On s’en va, dis-je à Pierre.

— Bien sûr, rentrons à la maison.

— Oh Iris, reste là, c’est bon, me dit mon frère.

— Ils ont tout foutu en l’air. Je n’ai plus rien à faire dans une maison, une famille où personne ne me respecte ! Vous n’êtes que des…

— Des quoi ?

— Vous êtes petits, coincés, à l’esprit étriqué. Je la dégueule, votre vie… Bande de réac’ !

Mon père se leva brusquement.

— Ne compte pas revenir ici sans t’être excusée.

Je le regardai bien droit dans les yeux. Pierre me fit reculer et me glissa à l’oreille de ne pas aller trop loin.

– Ça n’arrivera jamais, ce n’est pas à moi de m’excuser.

— La colère d’Iris est légitime, renchérit mon mari.

Soutenue par lui, je quittai peut-être pour toujours la maison de mon enfance. Pourrais-je jamais leur pardonner ? J’en doutais.

Une fois dans la voiture, je fondis en larmes. Pierre me prit dans ses bras par-dessus le levier de vitesse. Il frottait mon dos et me murmurait des paroles de réconfort.

— Tu m’aurais laissée faire mon école ? lui demandai-je en reniflant.

— Mais oui, me dit-il après un petit temps. Allons-y, ne traînons pas là.

Il me lâcha, je repris ma place, et il démarra. Je regardai par la vitre sans rien distinguer. Qu’aurais-je vu de toute manière ? Une ville bourgeoise un dimanche après-midi, autant dire une ville fantôme. J’essuyai rageusement mes larmes. Le sentiment d’injustice, l’indignation prenaient le dessus. Je bouillonnais de l’intérieur. J’avais envie de tout casser, de tout envoyer promener. Pourquoi mes parents s’étaient-ils toujours acharnés après moi ? Que leur avais-je fait pour mériter ça ? Ils avaient été incapables d’écouter mes envies, d’entendre que je souhaitais être première d’atelier de couture. Quel mal y avait-il à ça ? J’avais passé mon temps à me battre contre eux, à chercher à leur prouver que je pouvais y arriver. J’avais continué de coudre, même lorsqu’ils avaient refusé que je fasse un CAP, même lorsqu’ils avaient décidé de mes études supérieures. Je les avais nargués des années durant en installant ma machine à coudre sur la table de la salle à manger, en portant exclusivement des vêtements de mon cru, en évoquant les commandes que me passaient mes amies, leurs mères… Pendant que je ruminais, Pierre conduisait silencieusement. Je sentais bien qu’il me jetait des coups d’œil, certainement inquiets.

Une fois la voiture garée devant chez nous, je sortis de l’habitacle et claquai la portière. J’entendis le bip de la fermeture centralisée.

— Iris, dis-moi quelque chose, s’il te plaît… ne te renferme pas.

Je me tournai brusquement vers lui.

— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Qu’ils ont gâché ma vie ? Que je ne voulais pas finir comme ça ?

— Sympa pour moi. Je ne pensais pas que tu étais malheureuse à ce point.

Mes épaules s’affaissèrent, j’étais fatiguée tout d’un coup. Je marchai vers lui et me glissai dans ses bras. Il était tendu, je venais de le vexer.

— Pierre, ça n’a rien à voir avec toi, excuse-moi, je me suis mal exprimée. Ce n’est pas nous que je regrette, ni notre mariage. Comment peux-tu imaginer une chose pareille ? Heureusement que tu es là. Mais je n’ai jamais voulu finir dans une banque, j’avais d’autres ambitions, tu le sais bien, je ne m’en suis jamais cachée.

— Sauf que moi non plus je n’étais pas au courant de cette histoire d’école.

— Je voulais te faire la surprise. Enfin… si j’étais acceptée.

— Rentrons, je ne tiens pas à discuter sur le pas de la porte, au vu de tous.

Évidemment, les voisins, en particulier nos amis, devaient être derrière leur fenêtre, se demandant ce qui se passait chez le médecin. Le téléphone se mettrait à sonner dans les deux prochaines heures. Avec nos amis, nous vivions tous dans le même quartier — le plus prisé de la ville. Je pourrais même dire qu’ils étaient dans les cinq rues autour de chez nous. Le monde n’existait pas au-delà de ce périmètre.