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— N’aurais-tu pas envie de t’amuser ce soir ? me demanda-t-il en faisant tinter sa coupe contre la mienne.

Il lisait dans mes pensées. Je bus une gorgée sans le lâcher des yeux.

— Je réfléchis encore, lui répondis-je. Comme toi tout à l’heure… As-tu trouvé ta proie ?

— Tu joues avec le feu.

— Peut-être…

Mon sourire se figea. Dans ma vision périphérique, j’aperçus mon chaperon.

— Marthe me cherche, lui annonçai-je. Je dois y aller.

— Va la retrouver (il s’approcha de moi), tiens ton rôle. Ne t’attire pas ses foudres. Et pour répondre à ta question, je sais qui je veux. Mais je ne sais pas si elle est prête à jouer, et moi, je préfère jouer à deux.

Ses yeux s’attardèrent une dernière fois sur mon décolleté, et il s’éloigna. Je partis rejoindre Marthe. En cours de route, je voulus savoir jusqu’à quel point je pouvais me sentir sûre de moi, perchée sur mes stilettos, avec une démarche qui n’était pas la mienne. Je me retournai pour jeter un coup d’œil à Gabriel. Il me fixait comme si j’étais une friandise. Pourquoi Pierre ne me regardait-il jamais comme ça ?

Marthe décida qu’il était temps de partir. Nous récupérions nos manteaux lorsque Gabriel apparut.

— Les reines de la soirée s’en vont déjà ?

— Oui. Je suis fatiguée, lui répondit Marthe.

— Accepterais-tu de laisser Iris sous ma protection ?

Le sol se déroba sous mes pieds.

— Je te demande pardon ? s’insurgea mon chaperon.

– Ça concerne votre partenariat, j’ai déniché des clientes potentielles. Fais-moi confiance, je connais tes méthodes, je sais ce que tu attends d’Iris. Ensuite, je la mets dans un taxi.

Marthe m’observa, hésitante.

— Business is business ! renchérit Gabriel.

— Laisse-nous, tu veux bien, lui répondit-elle.

J’attendis qu’il se soit éloigné pour prendre la parole.

— Je vous promets d’être sage ; le temps de donner ma carte et je rentre chez moi. J’ai trop mal aux pieds pour tenir une heure de plus debout.

Elle prit délicatement mon menton entre ses doigts.

— Je t’attends demain matin à l’atelier. Si Gabriel a le moindre geste déplacé envers toi…

– Ça n’arrivera pas, lui promis-je en la regardant dans les yeux.

Je l’accompagnai jusqu’à son taxi. Lorsque je revins dans la galerie, j’eus le sentiment de me jeter dans la fosse aux lions. Gabriel était en pleine conversation avec plusieurs femmes, qui ne se gênaient pas pour roucouler avec lui. Pourquoi n’en ferais-je pas autant ? Un rôle de composition. J’attrapai un verre sur le plateau d’un serveur qui passait. Je bus une première gorgée, une deuxième, une troisième, pour me donner du courage, ou plutôt le grain de folie nécessaire à ce que je m’apprêtais à faire. Puis je m’avançai d’une démarche assurée, les yeux braqués sur lui. Il cessa de parler avec ses fans, qui se tournèrent vers moi. Gabriel se reprit au moment où j’arrivai. Il me présenta et nous laissa parler chiffons entre filles, nous dit-il.

Marthe serait satisfaite : j’avais de nouvelles commandes. Je sentis une main se glisser autour de ma taille. Gabriel enclenchait la vitesse supérieure, j’eus l’impression d’être sa propriété. Ça allait peut-être un peu trop vite.

— Les affaires tournent, me murmura-t-il à l’oreille.

— Grâce à toi.

— Mon seul but était de nous débarrasser de Marthe.

— Je lui ai promis d’être sage et de rentrer chez moi.

— Quel programme !

— Rassure-toi, j’ai croisé les doigts dans le dos, lui dis-je en inclinant la tête vers lui.

Je ne maîtrisais plus du tout la situation. Et encore moins les mots qui sortaient de ma bouche.

— Coquine, ronronna-t-il.

Il me serra contre lui, nous excusa auprès de ces dames et nous entraîna vers la sortie.

— On s’en va ? lui demandai-je en freinant notre progression.

— Tu n’en as pas marre, toi, de ces vieux beaux et des rombières qui réfléchissent au sens philosophique d’un pot de yaourt écrasé sur une toile ?

Mon éclat de rire dut s’entendre dans toute la galerie.

— Iris, tu sais ce qu’on dit : « Femme qui rit… »

J’écarquillai les yeux. Gabriel me poussa fermement vers la rue. Un taxi attendait. Il m’ouvrit la portière et m’invita à m’installer dans la voiture. Puis il fit le tour et me rejoignit sur la banquette arrière. Je l’entendis donner une adresse au chauffeur.

Durant le trajet, je contemplai les rues parisiennes. C’était beau. Je n’avais pas envie de parler. Je n’avais pas envie que la soirée s’arrête, je me sentais si libre ! J’aimais le regard que Gabriel portait sur moi, même si c’était éphémère. J’étais celle qu’il avait choisie parmi toutes les femmes de la soirée. Un homme voulait de moi. Pourtant, mes mains commençaient à trembler, mon ventre se tordait d’angoisse, je n’arrêtais pas de remettre mes cheveux en place, et si je fermais les yeux, des images de Pierre et moi se télescopaient dans mon esprit. Fébrilement, j’attrapai mon téléphone dans mon sac. Pas le moindre message ni appel de sa part. Cependant, j’en avais un de Marthe. Je n’avais pas besoin de l’écouter. Elle avait toujours raison et savait ce qui était bon pour moi. Je tombai de mon nuage et revins sur terre.

Le taxi ralentit, et s’arrêta devant un immeuble cossu à Richelieu-Drouot.

— Pour y mettre les formes, je te propose un dernier verre chez moi ?

Je soupirai sans savoir si c’était de déception ou de soulagement.

— O.K., j’ai compris, Iris, tu rentres chez toi.

— Oui, lui répondis-je en levant les yeux.

Il sortit plusieurs billets de sa poche et les passa par-dessus l’épaule du chauffeur en lui demandant de conduire « la demoiselle où elle voulait ». Il me regarda sans animosité ni rancœur, sourit et s’approcha de moi.

— Bonne nuit, me dit-il de sa voix éraillée.

— Merci… toi aussi.

— Ce n’est pas gagné pour moi.

Il embrassa ma joue et sortit de la voiture. Il tapota le capot avant de s’écarter. Le taxi démarra, je me tordis le cou pour le voir pénétrer chez lui.

Dans mon lit, les yeux braqués vers le plafond, je cherchais le sommeil. Je me tournai et me retournai, fermai les yeux de toutes mes forces, puis les ouvris en grand. J’aurais voulu rembobiner. Je me repassais le film de la soirée. Je m’observais, comme extérieure à mon propre corps, et je voyais une étrangère. Ce n’était pas moi, cette femme qui avait mangé des yeux Gabriel, qui l’avait provoqué, qui avait ri à ses plaisanteries, qui lui avait donné son numéro de portable et avait failli commettre l’irréparable. Je devais revenir sur la planète Fidélité, écouter Marthe, me concentrer sur la couture… Mais comment pouvais-je y arriver alors que Gabriel semblait lire dans mes pensées ?

J’étais devant la porte du bureau de Marthe, tirée à quatre épingles. J’avais forcé sur le fond de teint pour camoufler mes cernes. Et j’avais peur. De toute façon, je devais lui mentir. Pourquoi n’étais-je pas partie en même temps qu’elle hier soir ? Je m’étais mise en danger. Je me cramponnai désespérément aux commandes que j’avais décrochées la veille, grâce à… Gabriel. Je frappai et entrai directement. Marthe n’était pas assise à son bureau, mais installée dans le canapé, pensive. Étrange.

— Bonjour, Marthe.

— Je ne m’attendais pas à te voir aussi tôt ce matin.

Elle se leva, me tourna autour et examina ma tenue.