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Pierre m’attendait sur le quai de la gare. Heureusement que les trois heures de train m’avaient permis de masquer mon trouble. Il m’embrassa distraitement en prenant mon sac.

— C’est gentil d’être venu me chercher.

— Je voulais rattraper ma désertion parisienne et me faire pardonner à l’avance de la garde du week-end prochain.

Pour une fois, nous étions synchrones.

— Je ne ferai pas d’histoire, je ne serai pas là.

— Pourquoi ?

— Marthe souhaite que je reste pour… le travail.

— Ah bon… On rentre ?

Volontairement, la journée du lendemain, je ne revins pas sur notre dispute au téléphone ni sur mes attentes le concernant. Je jouai à la parfaite petite femme. Il partit faire un tennis avec des amis et lorsqu’il revint, il semblait détendu. Peut-être allions-nous passer une bonne soirée ?

Je préparais le dîner lorsqu’il me rejoignit dans la cuisine.

— Tu as eu un texto, me dit-il en me tendant mon téléphone.

Je le pris, saisie d’une légère panique combinée à de l’envie. À juste titre. Gabriel m’écrivait : « Tu rentres quand ? »

— C’est qui ? interrogea Pierre.

Je levai la tête.

— Euh… une cliente… Elle s’inquiète de savoir quand je rentre.

— Un samedi soir ? s’étrangla-t-il.

Je n’eus pas le temps de lui répondre, un nouveau bip se fit entendre. Pierre soupira d’énervement.

— Tu sais quoi ? Je vais éteindre mon téléphone, elle attendra lundi.

Je m’exécutai, posai mon portable sur la table et me glissai dans ses bras.

— Je suis tout à toi, lui dis-je en nichant mon nez dans son cou.

Je serrai mes bras autour de sa taille, quémandant de la tendresse. Il me prit mollement contre lui, mais je savais bien qu’il regardait ailleurs. Il me lâcha presque aussitôt.

— On passe à table ? me dit-il.

— Si tu veux.

Dix minutes plus tard, nous avions retrouvé notre place désormais habituelle du samedi soir : nous dînions devant la télé. Tout en mangeant, j’observai Pierre. Où était passé mon mari ? Je le reconnaissais de moins en moins. Nous devenions des étrangers l’un pour l’autre, dans l’indifférence la plus totale de sa part. Si seulement son travail ne l’absorbait pas autant ! Si seulement nous arrivions à nous comprendre…

Après avoir débarrassé, je revins près de lui dans le canapé.

— Je peux ? lui demandai-je en me calant contre lui.

— Viens.

Il leva son bras et je me blottis étroitement contre son épaule. Machinalement, il caressa mes cheveux.

Au lit, je lui fis la même demande, espérant de l’attention, de la douceur, du désir… Espérant qu’il me fasse oublier, espérant qu’il me fasse culpabiliser d’en avoir un autre en tête. Il n’eut aucun geste supplémentaire. Sa respiration s’apaisa, il dormait du sommeil du juste. Un quart d’heure passa, puis une demi-heure, une heure, mes yeux restaient désespérément ouverts. Je ne pensais qu’à une chose. Je me levai sans bruit, descendis sur la pointe des pieds et retrouvai mon portable à la place où je l’avais laissé dans la cuisine. Je le fixai de longues minutes, puis je finis par le rallumer. Je découvris le dernier message de Gabriel : « Amuse-toi bien avec ton mari ». Si tu savais ! pensai-je. Je tapai la réponse sans réfléchir : « S’il te plaît, arrête, ne me mets plus en difficulté devant lui ! » À cette heure, il ne me répondrait pas. Lorsqu’un bip retentit, je partis me barricader dans les toilettes. « Traiteur au bureau lundi soir ? » « Non », lui répondis-je. Bip : « Si je te promets d’être sage ? » Je soupirai, souris et répondis : « On verra. » Bip : « YES ! » J’éteignis mon téléphone et retournai me coucher, perplexe. Dans quel bourbier venais-je de me mettre ?

— 7 —

Gabriel était sage à sa façon. Je n’avais jamais vu un « enfant » aussi désobéissant. Oui, j’avais lamentablement cédé à ses invitations à dîner. Et depuis trois semaines, nous avions notre rendez-vous « traiteur au bureau du lundi soir ». Cela me donnait l’impression — totalement fausse — que je maîtrisais la situation. En vérité, ces soirées en sa compagnie me faisaient un bien fou. J’oubliais l’espace de quelques heures l’absence et le manque d’implication de Pierre ; je me sentais femme et désirable, grâce à ses regards et aux sous-entendus qui ponctuaient chacune de ses phrases ; je mettais de côté la pression que mon travail et Marthe faisaient peser sur mes épaules. D’ailleurs, un accord tacite nous liait : nous ne parlions ni de Marthe ni de Pierre. Je jouais avec le feu. Je le savais. La situation devenait périlleuse lors des soirées où nous étions conviés l’un comme l’autre. Il nous fallait alors jouer la carte de la distance, de l’indifférence. Gabriel assurait pour nous deux. Lorsque Marthe ne me surveillait pas, il ne se gênait pas pour me reluquer. Ce qui ne l’empêchait pas de séduire à tout-va : invariablement, il partait à chaque fois avec une nouvelle conquête au bras. À vrai dire, cette attitude me rassurait. Tout cela n’était rien de plus qu’un jeu de séduction, rien de sérieux.

Avec mon mari, c’était le statu quo. Pas de disputes, mais pas de rapprochement notable. Pierre n’avait pas connaissance de mes tête-à-tête avec Gabriel. Je m’enfonçais dans le mensonge de peur de réveiller l’eau qui dort. Il n’avait pas montré de jalousie lorsque j’avais évoqué le premier dîner, mais on ne savait jamais, vu ce qu’il pensait du monde dans lequel j’évoluais. Et moi, à sa place, l’aurais-je laissé dîner avec une autre femme ? Je connaissais la réponse.

Sur le plan professionnel, mon rêve éveillé se poursuivait. La couture et la création remplissaient ma vie, je n’avais jamais été aussi heureuse. Mon carnet de commandes était toujours plein. Philippe avait sauté sur l’occasion et décrété que les filles seraient mes petites mains en période de rush. Je commençais à gagner très correctement ma vie. Grâce à Marthe, je côtoyais des femmes de plus en plus exigeantes, et ma créativité n’en était que plus stimulée. Le milieu de mon mentor était confidentiel, un vrai cercle fermé réservé aux initiés. Je compris très vite qu’elle ne m’entraînerait jamais à la Fashion Week ; les paillettes et les strass la révulsaient. Elle ne parlait de moi qu’à sa garde rapprochée, et faisait le tri parmi des clientes potentielles, « il faut montrer patte blanche pour obtenir un rendez-vous avec la protégée de Marthe », me précisa une femme qui venait de décrocher son ticket d’entrée à l’atelier. Moi qui me croyais trouillarde, je prenais chaque ouvrage comme un défi, une compétition qu’il était impératif que je remporte.

Lundi soir. Je ne verrais pas Gabriel. Marthe venait de me téléphoner. D’ici une dizaine de minutes, je devais être prête à lui présenter les derniers modèles que je souhaitais proposer à mes meilleures clientes. Moment intense en perspective. J’envoyai un SMS à Gabriel pour le prévenir : « Séance de travail avec Marthe, je vais en avoir pour toute la soirée », puis j’installai chacun des vêtements sur les mannequins. Lorsque Marthe pénétra dans l’atelier, je n’avais aucune réponse de Gabriel. Étrange.

Je regardais Marthe toucher mes créations, chacun de ses gestes dégageant une sensualité troublante à la limite de l’érotisme ; elle n’aurait pas été plus charnelle si elle avait caressé une peau. Elle finit par se tourner dans ma direction.

— Maintenant, je veux les voir sur toi.

— Ils sont faits pour les clientes.

Elle balaya ma remarque d’un revers de la main.

— Ton corps doit les faire vivre pour commencer. Tu les as bien faits à ta taille, comme je te l’avais demandé ?