— Comme d’habitude ? demanda Gabriel.
— Bien sûr, mon chéri.
À travers la vitre, je le vis enfourcher sa moto et mettre son casque. Je distinguai son sourire narquois juste avant qu’il rabatte la visière. Le taxi fila en direction des Champs-Élysées et de l’avenue Montaigne.
Installées à une table, Marthe et moi échangions nos impressions sur l’essayage. Elle m’accordait son attention mais était tendue. Elle frappait nerveusement la table du bout de ses doigts, son regard oscillant sans répit de droite à gauche. Je ne l’avais jamais vue dans un état pareil, et jusque-là je ne pensais pas que Marthe, si maîtresse d’elle-même d’habitude, puisse faire preuve d’une telle agitation.
J’étais sur le point de remporter ma négociation pour porter une autre robe au mariage lorsque Gabriel arriva.
— Mesdames, excusez-moi pour le retard.
— Tu sais pourtant que je ne tolère pas ça, lui assena Marthe, exaspérée.
Il s’approcha d’elle et déposa un baiser sur ses cheveux.
— Besoin de me défouler. Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais… (il me jeta un discret coup d’œil) j’étais… comment dire… très énervé. J’ai été piquer une pointe.
— Cesse tes enfantillages immédiatement et assieds-toi.
– À tes ordres, maman.
Marthe ne semblait pas goûter à la plaisanterie. Elle déplia sa serviette d’un geste sec. Gabriel ne trouva rien de mieux que de s’asseoir à côté de moi. Très proche. Trop.
Ce dîner était déroutant. L’atmosphère feutrée, les lumières tamisées, la discrétion des serveurs, la visite du chef étoilé à notre table… Comme si l’endroit avait été privatisé pour nous. Marthe s’était détendue et me faisait parler de Pierre, de mes parents, de mon enfance. Je bafouillai plus souvent qu’à mon tour. Gabriel, passionné par le sujet — et pour cause, avec lui je faisais en sorte de ne jamais parler de moi —, redoublait de curiosité sur ma vie. Selon mes réponses, il penchait la tête sur le côté ou écarquillait les yeux. Plus d’une fois, je crus qu’il allait s’étouffer. Comme lorsque Marthe me fit préciser que j’étais en couple depuis près de dix ans.
— De quelle planète viens-tu ? s’exclama-t-il.
— Gabriel ! le coupa Marthe. C’est toi qui n’es pas normal, à fuir l’engagement, à passer de maîtresse en maîtresse, sans respecter les femmes.
Il ricana et s’avachit au fond de son fauteuil.
— Je ne crois pas que mes maîtresses se plaignent de mon comportement ni de mon manque de respect. Je dirais plutôt qu’elles apprécient.
Il posa son bras sur le dossier de ma chaise. Je frémis.
— Iris, reprit Marthe, tu as sous les yeux l’exemple parfait d’un homme qui batifole et qui ne pense qu’à s’amuser. Si Jules était encore là…
— Il me dirait que je fais exactement ce qu’il attendait de moi.
Marthe le fusilla du regard. Il sourit sans la quitter des yeux.
— Oserais-tu remettre en cause mes compétences ?
J’étais sonnée de découvrir des contentieux entre eux. Et j’avais le pressentiment qu’ils ne se limitaient pas au domaine professionnel. À moins que ce ne soit un jeu ? Marthe retrouva le sourire.
— Mon chéri, cela ne me viendrait pas à l’esprit. Je n’aurais pas mieux choisi que toi pour la succession de Jules.
Elle consulta sa montre avant de regarder dans ma direction.
— Nous ennuyons Iris avec nos histoires de famille.
— Pas du tout, répondis-je.
Marthe fit un geste de la main pour me faire taire.
— Nous rentrons. Gabriel, tu régleras pour nous.
Nous nous levâmes. Le maître d’hôtel nous aida à enfiler nos manteaux. Marthe vint me prendre par le coude. Gabriel nous embrassa sur la joue.
— Je compte sur toi pour nous réunir à nouveau tous les trois, dit-il à Marthe. C’était intéressant (il se tourna vers moi). C’est toujours un plaisir d’être en ta compagnie.
Mais Marthe m’entraînait déjà vers la sortie. J’eus tout juste le temps de lui lancer un « à bientôt ».
Le silence dans le taxi fut brisé par la sonnerie m’annonçant un SMS. Marthe m’observa du coin de l’œil. Gabriel m’écrivait : « Dépose-la et viens me rejoindre pour boire un verre. » L’ange sur mon épaule se sentit mal. Quant à la diablesse, elle était soulagée et ravie.
— Qui est-ce ? m’interrogea Marthe.
— Euh… Pierre… il me souhaite bonne nuit et veut savoir si je suis bien rentrée.
— Ton mari est prévenant.
— Oui.
— Tu ne lui réponds pas ?
— Si, si.
Difficile de contrôler le tremblement de mes mains. « O.K », répondis-je simplement à Gabriel. Instantanément, un nouveau message arriva : « Toi non plus, tu n’as pas eu ta dose. » Le bougre, il lisait dans mes pensées. Suivi très rapidement par : « Promis, je suis sage. »
Sitôt que Marthe fut entrée dans son immeuble, je donnai au chauffeur l’adresse que Gabriel m’avait envoyée. Un bar à vin à Saint-Sulpice. En moins de dix minutes, j’y étais. L’établissement était bondé d’étudiants. Gabriel m’attendait accoudé au zinc, son costume sur mesure impeccable détonnant dans cette ambiance bistrot. Je n’étais pas mieux, avec ma robe de cocktail et mes chaussures qui auraient pu payer une bonne partie du loyer d’un de ces jeunes. Je réussis à me faufiler et à me glisser à ses côtés. Il sourit lorsqu’il me vit, vola un tabouret pour moi et me commanda un verre de vin. Nous trinquâmes en nous regardant dans les yeux. Je lui fis part de mon étonnement quant à notre lieu de rendez-vous.
— J’ai besoin de sortir de l’univers Marthesque de temps en temps.
J’éclatai de rire.
— Quoi ? Tu ne me crois pas ?
— Si, si… Je suis simplement surprise.
— Agréablement ?
Je lui souris.
— Oui.
— Je savais que cet endroit te plairait… Allons en bas, on ne s’entend pas ici.
Gabriel m’ouvrit le chemin. Nous empruntâmes un petit escalier, idéal pour se rompre le cou. Le sous-sol était en réalité une cave voûtée. Quelques personnes dansaient sur une piste improvisée. L’ambiance était plus calme, plus intime aussi. Nous nous installâmes à une petite table, et je me dis que j’allais en profiter pour assouvir une partie de ma curiosité.
— Parle-moi de Jules. Marthe m’a raconté leur rencontre, mais rien de plus, et je n’ose pas lui poser de questions. Mais toi, c’était un peu ton père adoptif, non ?
Il me regarda du coin de l’œil, puis il pencha la tête en arrière.
— Si ça te gêne, ne me réponds pas.
Il se redressa et me sourit.
— Non, pas de problème. Mis à part des évocations comme celle de ce soir, Marthe ne parle plus de Jules depuis qu’il est mort. Tu as de la chance qu’elle t’ait raconté leur rencontre, peu d’élus y ont eu droit.
Il finit son verre et recommanda une tournée.
— Jules était un homme puissant, un bourreau de travail, respecté par tous, d’une exigence et d’une intransigeance monstrueuses. Sa seule faiblesse : sa femme. Il en était fou, il aurait fait et… (il eut les yeux dans le vague) il a fait n’importe quoi pour elle.
— Mais toi et lui ?
— Comme je te l’ai déjà dit, il m’a évité de finir en taule. Je lui dois tout. Il m’a fait bosser comme un forçat. Tu sais… c’était la première fois qu’une personne se préoccupait de moi, c’est pour ça que j’ai tout accepté…
— Comment ça ?