Выбрать главу

Il planta ses yeux dans les miens, je lui lançai un regard interrogatif. Il but une gorgée de vin avant de me répondre.

— J’ai accepté de changer, de couper les ponts avec tout ce qui faisait partie de ma vie : les potes, le shit, les trafics. J’habitais chez eux ; j’avais ma chambre, ma salle de bains, ils me nourrissaient… un cinq étoiles all inclusive. Si je ne voulais pas décevoir Jules, si je voulais continuer à me vautrer dans le luxe, je n’avais pas le choix. À la moindre incartade, j’étais foutu à la porte. C’était la chance de ma vie. Alors, je suis devenu clean et j’ai trimé. Il m’a inscrit à des cours du soir, et la journée, j’étais son chauffeur et son coursier. Le reste du temps, je devais m’asseoir dans un coin de son bureau, ne pas faire de bruit, écouter et observer. Et quand Jules me laissait quartier libre, c’était Marthe qui prenait le relais.

— Elle t’a appris à t’habiller ?

Il rit.

— Presque… Elle m’a appris les bonnes manières, à me tenir en société. Je ne savais pas parler correctement, chacune de mes phrases était ponctuée d’un « putain », ou d’un « chier ».

— Tu as dû la rendre folle !

— Si elle avait pu, elle m’aurait donné la fessée.

Impossible de maîtriser mon imagination, l’image de Marthe punissant Gabriel m’arracha un sourire.

— J’ai dû faire mes preuves avant qu’ils me sortent, et que Jules me confie des dossiers sérieux.

— C’était quand ?

— Ma première soirée dans le grand monde est arrivée rapidement, ils voulaient exhiber leur poulain… un peu comme toi la première fois que tu es venue chez elle…

Il s’arrêta brusquement, me jeta un coup d’œil et secoua la tête avant de reprendre.

— Pour le boulot, c’était il y a une bonne dizaine d’années. Jules supervisait toutes mes négos, et un jour, j’ai vu de la fierté dans son regard (il sourit). Le lendemain, il annonçait à toute la société que je devenais son bras droit. Quand il est tombé malade, la logique a voulu que je prenne sa place.

— Au milieu de tout ça, tu trouvais le temps d’avoir des amis de ton âge ?

— Non. En fait, je n’ai fait que bosser et évoluer dans ce milieu.

— Ne me fais pas croire que tu n’as pas d’amis, de potes avec qui tu vas boire une bière, prendre un verre comme ici…

Sa solitude me déconcerta.

— Certes, j’ai un carnet d’adresses qui ferait pâlir d’envie n’importe quelle starlette. Mais, Iris, il faut que tu te mettes un truc en tête : ce ne sont que des relations superficielles basées sur le business, aucun sentiment.

Je l’observai, et je me dis que je découvrais un autre Gabriel, plus sérieux, plus réfléchi. Il me restait une dernière question.

— Es-tu heureux ?

L’étonnement se lut sur son visage.

— J’ai conscience que, pour le commun des mortels, je n’ai pas une vie normale, mais franchement… j’ai de l’argent à ne plus savoir qu’en faire, un job qui me plaît, et je côtoie des belles femmes (il haussa un sourcil). De quoi pourrais-je avoir besoin ? (Il réfléchit un instant.) Si, je sais ce qu’il me manque : je ne suis jamais allé à un mariage.

— Tu te moques de moi ?

— Pas du tout. C’est comment ?

Je ris légèrement. Sa remarque. Sa façon subtile d’éluder la question.

— Tu ne rates rien, fais-moi confiance. Je n’ai aucune envie d’aller à celui de ce week-end. Tu vois, moi, mes relations superficielles, ce sont celles de Pierre et de ses confrères médecins. Je connais à peine les mariés.

— Allez, tu vas t’amuser. Et puis, danser… comme eux.

Il me désigna ceux qui évoluaient entre les tables.

— On danse aux mariages, non ?

J’éclatai franchement de rire.

— Danser ? Je vais faire tapisserie toute la soirée. Au moins, je pourrai porter mes chaussures sans risquer d’avoir des ampoules.

— Ton mari ne va pas…

— C’est de la science-fiction, Pierre qui danse.

— Incroyable !

— Parce que toi, tu fais danser les femmes, peut-être ?

Il s’approcha de moi, posa le bras sur le dossier de ma chaise. Il avait à nouveau son air de canaille. Que venais-je de dire ?

— Bien sûr, ça fait partie des bonnes manières, Marthe m’a appris à vous faire perdre la tête.

— Ah…

Je ne trouvai rien de plus intelligent à répondre.

— Je ne vais plus être sage du tout, et c’est ta faute.

Il se leva et partit vers le fond de la cave. Je le vis chuchoter à l’oreille du type qui s’occupait de la musique et lui glisser un billet dans la poche, avant de revenir vers moi. Il aurait vraiment fallu que je sois stupide pour ne pas comprendre ce qu’il mijotait. Il me tendit la main, je regardai à droite, à gauche. Aucune échappatoire. Aucune envie de m’échapper. Ma main trembla légèrement lorsque je l’avançai vers la sienne. Quand nos paumes se touchèrent, Gabriel prit tout son temps pour m’inviter silencieusement à me lever. Je marchai derrière lui pour rejoindre le centre de la cave, cramponnée à sa main. Les premiers accords de Sweet Jane, la version des Cowboy Junkies, résonnèrent. Je fermai les yeux en souriant. Je sentis son bras enserrer ma taille, il me colla à lui. Mon visage se nicha automatiquement dans son cou. Il commença à nous balancer doucement, en rythme. Sa main caressait mon dos.

— Tu n’es vraiment pas sage, murmurai-je.

— Je suis né pour désobéir.

Je frémis. La voix chaude, la mélodie lourde et légère à la fois, son parfum entêtant me montaient à la tête. Quant à ses doigts qui se baladaient délicatement le long de mon dos, ils déclenchaient des frissons sur chaque centimètre de ma peau. Son étreinte se fit plus possessive. Le désir nous tenaillait. Je le savais, je le sentais. Je m’apprêtais à relever le visage vers lui lorsqu’il me fit tourner. Trois minutes trente. Je m’offrais ces trois minutes trente.

– À la dernière note, je m’en vais.

— Je sais, me répondit-il. Je sais…

Je reposai la tête dans son cou et le laissai mener les derniers pas. Je dus prendre sur moi pour résister, car lorsque le dernier Sweet Jane résonna, ce fut au tour d’Etta James d’entrer en scène. At Last… Gabriel ne me lâcha pas. Nous étions l’un contre l’autre, ma main toujours sur son épaule, prête à caresser sa nuque, ses cheveux. Nos lèvres à quelques centimètres de distance.

— On va te chercher un taxi ? me dit-il tout bas.

— Je crois… oui…

Il me garda contre lui le temps de rejoindre notre table. Il posa mon imperméable sur mes épaules. Aucun mot ne fut échangé. J’avais l’impression d’être dans du coton. Il reprit ma main dans la sienne pour monter l’escalier, cela me sembla naturel. Nous avions à peine fait deux pas dans la rue qu’un taxi passa devant nous, Gabriel le héla. Je déposai un baiser sur sa joue. Baiser plus long que la raison ne m’y autorisait.

— Merci, soufflai-je.

Ce n’était pas pour le taxi.

— Je peux te demander quelque chose en retour ?

— Oui.

— Samedi, quand tu enfileras la robe qui a failli me rendre fou, pense à moi…

Ses yeux se posèrent sur mes lèvres, puis sur mon décolleté. Ma poitrine se soulevait au rythme de ma respiration chaotique, et faisait gonfler mes seins enfermés dans le carcan du bustier.

— Maintenant, file ou je vais faire une très grosse bêtise.

Je ne sais pas où je trouvai la force de ne pas me jeter sur sa bouche, mais je remportai cette victoire sur mon corps et mes désirs. Je grimpai dans le taxi, lui lançai un dernier regard, il ferma la portière. J’avais de la fièvre, j’en étais certaine. La voiture démarra, je me retournai : Gabriel était appuyé contre un mur et fixait la voiture.